Michel Valprémy
Vendredi 26 août 10
heures.
Pendant que je
travaille. — à ma façon — un chien, dort à mes côtés. Il m'honore de sa
présence. S'il bouge, je m'inquiète. S'il va flairer sous la porte, je lui
ouvre aussitôt. J'ai peur de l'ennuyer, n'ayant rien à lui dire. Perros
ajoute entre parenthèses, Avec les hommes c'est le contraire, incidente
que je ne peux prendre à mon compte. Poursuivons : Nous ne parlons pas
la même langue, et cet échange réduit au plaisir même, qui. est muet, rend les
moments d'entente incomparablement chauds. Voici, j'ai (il a) donc écrit
sur moi et mon chien quotidien.
A 10 heures, en été, au
lieu-dit Robin, chaque jour que fait l'Autre, je suis dans mon bureau. J'écris,
ici, de 7 heures 45 à midi 45 (mais je prends beaucoup de temps pour tailler
mes crayons). Comme je me couche fort tard, j'ai déjà, à 10 heures, beaucoup
fumé, bu beaucoup de café pour tenir jusqu'à la sieste. Je suis habillé — c'est
immuable — d'une légère gandoura, souvenir d'un voyage au Maroc, et,
par-dessus, d'une veste d'intérieur en lainage écossais qui appartint au père
de Thomas. Le résultat est, j'en conviens, d'un ridicule, d'autant plus que je
ne me sépare jamais de mes chaussettes, habitude (une sorte de protection) contractée
durant mes années de théâtre — il y aurait beaucoup à dire sur les pieds des
danseurs. Bref, si quelque visiteur, excepté les intimes qui de ma part en ont
vu d'autres, me surprend dans cet accoutrement, je lance : Excusez.-moi,
aujourd'hui je suis habillé comme une vieille flemme !
Samedi 27 août 10
heures.
Beau temps, pas un nuage,
comme si l'azur du ciel devenait liquide, et pleuvait eût dit Gide, a
dit Gide. Thierry Dessolas fit mieux ; ne m'offrit-il pas le 30 juillet, à
Saint-Quentin-de-Caplong la lumière boulangère de l'été ? Je me
suis empressé de saisir la phrase au vol. Je m'en régale encore aujourd'hui, ce
matin, chaque fois qu'un souffle de vent chaud bouscule la fenêtre et soulève
mon papier quadrillé. Dans la lumière boulangère de l'été. Tout est là :
l'étuve, le doré, la farine de la route, les croûtes...
Le samedi et le dimanche,
en été, Thomas ne travaille pas. Rien ne change vraiment dans mon comportement.
A 10 heures, je suis dans mon bureau. Mais, j'ai l'impression que le temps va
me manquer, qu'il se rétrécit comme une peau de chagrin et me nargue plus que
les autres jours. Je sais que Thomas, nu, prend un bain de soleil sur la
terrasse. Je dois refréner l'envie d'y jeter un œil. Je ne résiste pas
longtemps. Alors, pour me venger, je lui dis que selon Hirschfeld, son sexe
entre dans la classification à la babouin, C'est faux, mais ça m'amuse
un brin.
Dimanche 28 août 10 heures.
Après vingt-trois ans de
pagaille, je me suis enfin décidé à réunir proprement, dans un cahier neuf, les
citations qui me plurent ou me furent utiles. Avant-hier, j'ai commencé par le
fameux — pour moi — être me perce de Valéry. A 10 heures et des poussières, ce
matin, j'en étais à cette phrase de Tolstoï rapportée par Gorki : L'homme
survit à des tremblements de terre, aux épidémies, aux horreurs de la maladie,
à toutes les agonies de l'âme, mais de tout temps la tragédie qui l'a tourmenté,
qui le tourmente et le tourmentera le plus, c'est la tragédie de l'alcôve.
Sur France Musique,
Elisabeth Schwarzkopf chante Hugo Wolf. C'est ainsi, j'écris en musique. Le
silence m'intimide comme les beaux paysages, la trop éclatante lumière. On en
pensera ce qu'on voudra. De Pérotin le Grand à Boulez, la musique est ma
nourriture quotidienne, je m'en régale, je n'en suis jamais rassasié.
Lundi 29 août 10 heures.
Il pluvine. Je pense déjà
à l'automne. J'ai hâte de cueillir la première figue (je reviens bredouille).
Il y a une application dans cette hâte, un apprêt. Je formule l'élan, j'irais
jusqu'à l'inventer. C’est qu'ils sont morts déjà, le grenadier, le capitaine au
long cours, le mécanicien, si jeunes — disons pas plus vieux que moi — et si
vivants. Il ne faut plus perdre de temps, ne plus le gaspiller. J'entends leurs
voix souvent, à 10 heures, à midi, à 18 heures. Ils ont même le culot de hanter
mes nuits, de troubler mes siestes. Si on me dit que 1'automne est une saison
porteuse de tristesse, je suis bien capable de répondre par la négative.
Plus joyeux qu’heureux,
j'ai trouvé cette formule dans un test de l'été du Nouvel Observateur.
C'est ça, parfois.
Mardi 30 août 10 heures.
Une feuille de carnet est
tombée ce matin (9 heures 45) d'un précis de grammaire que je consulte
rarement, vu que le Grevisse reste toujours à portée de la main. Eté 86,
des notules de cet été-là :
ni le feu ni la mollesse
priape/enquiller/trinque.-nombril/écouvillon/bilboquet/braquemartt-revoir
Gauthier, Lettres à la Présidente (XV)
la petite enclume de
lumière, au même, endroit, sur la route principale de la chambre de mémé — les
battages, la machine rouge, la flanelle mouillée Des hommes.
p. 39 duo Wilde/Gide — p. 54 Bernanos
Bob & Nèv au
Ponteil — demander s'ils veulent lire la Guêpe chez F.F.
Mercredi 31 août 10
heures.
Je lisais hier soir une
introduction de Lucien Descaves à des Pages choisies de J.-K. Huysmans.
On y apprenait que l'auteur de Là-bas habita toujours ces quartiers
morts enfermés dans le coin d’une active et grande ville. (La phrase est de
Huysmans.) Je repense à ces mots que j'ai soulignés, j'y repense parce que la
première lettre de la pile du courrier en attente est signée Jacques Lucchesi —
je la reçus hier, à midi. Sans me prévenir, J.L. me fit, le 18 de ce mois, une
visite surprise à Bordeaux. Il trouva porte close et ne put me rencontrer. Il
écrit qu'il a été étonné de la décrépitude du sanctuaire (mon immeuble).
Oui, il n'a pas tort. L'appartement est des plus modestes ; hormis mes
écrits et les œuvres de mes amis plasticiens, il n'abrite rien de précieux.
Personne n'y vient, n'y mange, n'y dort. Tout y est plus ou moins déglingué.
Thomas aime à dire que j'exploite en ce lieu mon côté misérabiliste.
Ici, à la campagne, le grand espace, les hautes cheminées, le mobilier rustique
donnent sans doute l'image d'une certaine opulence. Peu importe, je me plais où
me rejoint la solitude.
Septembre demain, j'attends
le petit trépas des feuilles.
Cortex de nuit n°9, "L'intervention au quotidien", 2è trim. 1989