dimanche 9 décembre 2012

Vêture

Michel Valprémy




1


Dans la rue, je marche derrière lui, à trois mètre de distance, à trois mètres au minimum. Je le fais volontiers, je ne vais pas le contrarier pour si peu. Il y a longtemps que j’ai compris et je ne suis pas responsable. Les passants me regardent, les passants me désirent ; c’est plus fort qu’eux. Je vois leurs yeux exorbités, les grimaces jalouses ; j’entends les insultes, les ricanements d’envie. Une fois, un jeune homme, lui aussi d’une grande beauté, a craché sur ma poitrine. J’ai joué l’indifférent et continué dignement mon chemin. J’étais désolé pour ma chemise, une imitation satin hors de prix.
Je marche derrière lui mais, comme je le disais plus haut, je ne suis pas dupe. Il m’affirme que ses épaules d’athlète, sa taille bien marquée, ses fesses surtout, hautes, bombées, sont le plus beau spectacle qui me soit donné de voir. J’opine, il sourit. On peut donc se promener sans histoire, chacun à sa place, lui dans l’ignorance générale et moi dans l’admiration du monde.


2


Charlotte, il m'appelle. Charlotte quand je tarde à choisir la bague qui me protègera des chiens de la nuit, quand j'hésite entre foulard, étole ou châle, car, on ne se méfie jamais assez de la fraicheur des soirées de juin.
Il m'appelle Charlotte, il me donne d'autres noms encore qui font penser à des femmes ordinaires, à des filles de mauvaises vies, à des grues lascives, impudiques, des mots très gros, infâmants, qui ne font que glisser sur moi ; je m'en voudrais d'ailleurs de les retenir.
Il ne m’appelle jamais David ou Eric, des noms simples, courts, vite dits, faciles à prononcer, des noms qui ne sont pas le mien, ni plus ni moins que Charlotte.


3


II dit que je suis plus près de la tombe que du sein de ma nourrice, que ça se voit à vue d'œil, deux fois plus que chez les autres ; ainsi mon front ressemble au ventre des vieux maigres. Malgré la buée, je sais que le miroir est souvent d'accord avec lui. Sans lever la main, très courtois, il me demande de lui verser de l'argent, un pourboire en quelque sorte, chaque fois que j'aunai mes chaleurs, chaque fois qu'il devra s'allonger sur moi et entrer en besogne. J'accepte et, pour mettre fin au tremblement de ses lèvres, à la tristesse de ses yeux, à cet air gêné qui me font mal, je lui parle de mon nouveau tricot pain d'épice brodé d'épis en lamé or, une réussite au dire de la voisine qui en a vu d'autres.


LPDA n°86, mai 1986

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.