1
Dans la rue, je marche derrière lui, à trois mètre
de distance, à trois mètres au minimum. Je le fais volontiers, je ne vais pas
le contrarier pour si peu. Il y a longtemps que j’ai compris et je ne suis pas
responsable. Les passants me regardent, les passants me désirent ; c’est
plus fort qu’eux. Je vois leurs yeux exorbités, les grimaces jalouses ;
j’entends les insultes, les ricanements d’envie. Une fois, un jeune homme, lui
aussi d’une grande beauté, a craché sur ma poitrine. J’ai joué l’indifférent et
continué dignement mon chemin. J’étais désolé pour ma chemise, une imitation
satin hors de prix.
Je marche derrière lui mais, comme je le disais
plus haut, je ne suis pas dupe. Il m’affirme que ses épaules d’athlète, sa
taille bien marquée, ses fesses surtout, hautes, bombées, sont le plus beau
spectacle qui me soit donné de voir. J’opine, il sourit. On peut donc se
promener sans histoire, chacun à sa place, lui dans l’ignorance générale et moi
dans l’admiration du monde.
2
Charlotte, il m'appelle. Charlotte quand je tarde
à choisir la bague qui me protègera des chiens de la nuit, quand j'hésite entre
foulard, étole ou châle, car, on ne se méfie jamais assez de la fraicheur des
soirées de juin.
Il m'appelle Charlotte, il me donne d'autres noms
encore qui font penser à des femmes ordinaires, à des filles de mauvaises vies,
à des grues lascives, impudiques, des mots très gros, infâmants, qui ne font
que glisser sur moi ; je m'en voudrais d'ailleurs de les retenir.
Il ne m’appelle jamais David ou Eric, des noms
simples, courts, vite dits, faciles à prononcer, des noms qui ne sont pas le
mien, ni plus ni moins que Charlotte.
3
II dit que je suis plus près de la tombe que du
sein de ma nourrice, que ça se voit à vue d'œil, deux fois plus que chez les
autres ; ainsi mon front ressemble au ventre des vieux maigres. Malgré la
buée, je sais que le miroir est souvent d'accord avec lui. Sans lever la main,
très courtois, il me demande de lui verser de l'argent, un pourboire en quelque
sorte, chaque fois que j'aunai mes chaleurs, chaque fois qu'il devra s'allonger
sur moi et entrer en besogne. J'accepte et, pour mettre fin au tremblement de
ses lèvres, à la tristesse de ses yeux, à cet air gêné qui me font mal, je lui
parle de mon nouveau tricot pain d'épice brodé d'épis en lamé or, une réussite
au dire de la voisine qui en a vu d'autres.
LPDA n°86, mai 1986
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