dimanche 6 septembre 2009

Des petits tas de rouille



UN BRUIT

ce n'est pas l'alouette ni le piano du bar ce n'est pas le silence des tombes ni la lettre sous la porte ni l'eau du toit ni la bestiole des plâtres fétides ce n'est pas la souris du grenier ni ton cœur au poignet ce n'est pas le bec brisant les cailloux ce n'est pas le frottement des feuilles du laurier de l'acacia du figuier ce n'est rien il ne neige pas ce n'est rien personne ne murmure personne ne prie personne ne mange ni pomme ni raisin personne ne suce les os du civet la mer s'est retirée depuis des millénaires aucune coquille n'est cassée ni l'œuf ni la noisette le vent ne souffle plus il ne peut s'agir des poules ou du lézard personne n'appelle personne ne répond le chien est parti depuis trois jours ce n'est pas la saison de la chasse (ni bottes ni fusil) personne ne choque un verre personne n'embrasse personne personne ne gifle quelqu'un personne ne crache ce n'est rien j'entends bien ce que tu ne dis plus


L'ORAGE

des osselets de cristal éclatent à la surface des flaques les cerisiers aux fruits aigres gouttent comme des éponges usagées le jardinier- frappe son béret sur ses cuisses l'éclair tue notre vache préférée la benjamine gémit sous l'édredon l'aïeule secoue Le buis bénit de grands rideaux pendent dans l'air c'est un quatre heures au crépuscule nos lèvres mouillent roux dans la cour a vitre on va tous mourir il n'y a plus de sable


UN DESERT

il y a des alligators desséchés sur la route des alligators sans mouches vertes sans asticots sans odeur il y a des alligators et de la poudre d'os la route n'est pas une route ni un sentier ni une autoroute large et bleutée il n'y a pas de grands panneaux zébrés de feux multicolores de pylônes pas le moindre fil électrique pas La moindre balise on chercherait en vain une présence un quidam égaré un sourcier une fillette punie un ermite agenouillé il n'y a que des pierres et du sable un silence qu'aucun souffle ne blesse c'est le même silence depuis toujours depuis le départ depuis la première borne il y a de la poudre d'os des becs d'oiseaux des ongles et des dents aucune corne aucune défense c'est un désert sans aventure sans promesses on y vient pour regretter la mousse et la piqûre des fourmis pour regretter les libations dominicales l'eau des mares le sourire des promises on y vient pour oublier la foule et les affiches pour se souvenir des haies d'un passage dans le bois


SOIR D'ETE I

un accordéon fendille la nuit c'est peut-être une java c'est un air de danse de danse à deux un air pour les hanches un air pour rire on rit sous la fenêtre on se force à rire pour faire rire pour rire de soi-même on a mélangé le vin rouge et blanc les alcools âpres et sirupeux les hommes ont taché leur cravate retroussé leurs manches ôté leur veston du dimanche dégrafé leur ceinture les hommes pissent entre eux au plus loin en riant les hommes réclament le dernier verre qui ne sera pas le dernier la lune brille plus loin que les tuiles que la croix de la colline les insectes agacent les géraniums et les mirabilis l'air sent le brûlé l'huile bouillie les feux éteints l'accordéon se dégonfle et se tait des ombres jumelles ouvrent des portes traversent des murs un train sépare le village du reste du monde un sac de brume dérobe la lune il y a des petits tas de rouille sous les fers forgés du balcon


LE VOYAGE

tu ne sais pas quelle époque quel paysage le brouillard et ce qui ne me manquait pas tu ne sais pas l'ancienne fontaine les fleurs des bordures le gibier d'automne la jonchée des mariés l'histoire à peine commencée le bleu décousu du charpentier tu ne sais pas quelle ivresse le lilas l'air sucré du mois de Marie le verjus nos diarrhées collectives la douleur des taons tu ne sais pas les femmes endeuillées les premiers chapitres des livres les greniers les rires des fenaisons le vin des cruches les serpents des rocailles tu ne sais pas quelle aventure le cul blanc du gardien de chèvres dépucelé au fond des vignes les poèmes secrets l'encre et les pinceaux tu ne sais pas que j'ai volé la barque tu sais qu'elle a pris l'eau


LE CAMP

on n'est pas si pressés ce n'est pas demain qu'on égorge le cochon il faut repeindre la souche en bleu marteler la terre pouce par pouce il ne faut pas aller trop vite il faut se parfumer la bouche avec de la menthe fraîche se couper les ongles à ras on a beaucoup de temps devant nous avant de rentrer les betteraves on a le temps de se lécher les dessous de bras de couper les fougères pour la cabane il faut encore réunir les petits qui jouent dans les blés avec leur salive et leur trou il faut aiguiser les canifs pour l'échange du sang construire l'autel planter le poteau de torture on n'est pas si pressés la Grande Terre ne sera pas fauchée le jardin n'est pas encore grillagé quand 1'épouvantail indiquera le soleil couchant (les oiseaux chient sur le chapeau de la peur) on lira quelques pages du missel il ne faut plus se baigner sans être vacciné


VILLE D'EAU

il pleut la ville se vieillarde les casquettes fleurissent et les chapeaux d'autrefois ceux d'avant avant la guerre avant une guerre la grande ou celle d'après au pommeau des cannes luit encore quelque argent ciselé une pierre incrustée ne renvoie aucun feu il pleut sur les bajoues poudrées les gouttes tavellent les mains des anciens sous le kiosque des hommes aux yeux pâles attendent et n'osent pas dans les chambres d'hôtel l'ombre des platanes roule une éclaircie et frétille sur les tables en rotin les magazines de l'été dernier jaunissent


SOIR D'ETE II

le vent gonfle les bâches les jupes cotonneuses les lunettes sont fixées comme clips ou diadèmes des garçonnets cuisses nues jouent aux statues sous le porche de l'église les fillettes sucent des sucreries fluorescentes des musculeux découvrent leurs biceps tatoués un cercle d'or brille sur leur poitrail velu des élégantes tanguent doucement comme barques au Lac elles parlent d'une autre époque les hommes alors fleurissaient leur boutonnière les domestiques étaient bons et fidèles lèvent renverse les chaises une clocharde soulève la grille d'un égout


La Revue des Dossiers d’Aquitaine, n°22, hiver 1985

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