S'accorder des privations
comme d'autres des privautés !
Jean-Pierre Bobillot
Bon, cher.
Michel, tu seras le jeune, homme, en bleu, tu déplieras une lettre, les mots, seront
presque effacés, quelque chose comme : "salut… grenadine… oiseaux
turbulents…corps poreux… pas même souffrir… puis on tentera d'y inventer des,
questions à ton propos ; ça paraîtra simple au début (comme si on se
laissait emporter par ton texte) ; c'est un peu valsant ;
comprends-tu ça, que si on n'aime pas être ivre, on ne peut pas bien te
lire ?
1) II y a surtout un homme plus très jeune presque exclusivement vêtu de
noir. Les mots pourraient être les mêmes, avec d'autres, ceux du moment :
"galion, grenaille, Jojo, omelette, peau d'orange, saint-glinglin".
Il y a les "deuils en tous genres" qui n'ont aucun rapport avec le
fait d'être habillé de noir. Quant à l'ivresse "— mais de quoi ?"
au lecteur de voir (double) ou d'entrevoir. Pour ma part, je ne lis — à jeun —
que très lentement, très précautionneusement. Sans doute est-ce à dessein que
tu m'attires sur la piste de danse ? Le valseur professionnel, ou le grand
amateur, apprend à utiliser des points de repère (son regard cherche à maintenir
une sorte de fixité) pour lutter contre l'étourdissement (il n'est pas un
derviche) et prolonger — indéfiniment ? — la giration. Mais valse
viennoise, valse musette, à l'endroit, à l'envers, je veux bien. Rythme ternaire,
berceuse, sont dans le texte, trop parfois. Il faut casser cette consolation,
consolation à soi-même, la boîte à sisique.
Mais il suffira
qu’on se gratte la tête (un mot nous manque) une seconde et vlan le syndrome de
la complexité nous tombera dessus. On aura ce murmure : c'est quand même
compliqué ce que tu écris, des fois un peu fermé, onirique, non ?
2) Ce n'est pas la "démangeaison plénière" ; ce n'est
qu'un "murmure". Les mots sont moins rares aujourd'hui que naguère,
que jadis. Ils ne le sont plus. Mais, me semble-t-il, l'archaïsme demeure. Il
s'est déplacé. Il s'agit de juxtaposer des mots, des expressions pris dans une
sorte d'"inventaire du commun" à des vocables, non passavants, mais
généralement considérés comme précieux, et de tirer parti de ce hiatus, de
cette perturbation. Sur mon hermétisme, je n'ai pas d'avis (j'entends oui,
j'entends non). "Le simple n'est souvent que le simplifié" écrivait
Gide. Ou Jarry : "La simplicité n'a pas besoin d'être simple, mais du
complexe resserré, synthétisé." C'est ça : "pas besoin". Je
crois éclairer suffisamment la cible, même si la lumière ricoche, joue à
cache-tampon. Et pour l'onirisme, en effet, "il y avait des visions
derrière les rideaux de gaze". Je n'ai pas fermé les yeux.
On aura tout
fait pour ne s’en tenir qu'à l'œuvre parce qu'on la voit bien (sauf que t'as
quand même pas écrit de vrais poèmes, alors pourquoi tu combats dans la
"catégorie" Poésie) ?
3) II serait intéressant de savoir ce que tu entends par "vrais poèmes"
(métrique impeccable, rimes choisies, ou "simple" retour à la ligne).
Penses-tu à l'opposition caduque prose/poésie ? Il me paraît que j'ai
surtout "combattu" dans la "catégorie poésie". C'est
peut-être le côté "almanach" qui te pose problème, ou l'hétérogénéité
chère à Bobillot, ma raisonnable — "raisonnée" — diversité formelle,
l'introduction, l'instillation du narratif dans un ensemble, une collection
dits de "poésie". Je change de moule, "l'esthétique du
fragment" persiste. Mais si je schématise, il est vrai que dans ce qui
appartient d'abord à la narration, je cherche une sorte de saturation de la
phrase, du paragraphe, du chapitre, du livre tout entier, un véritable
trop-plein (j'appelais L'Appartement moutarde : le massepain, un
étouffe-chrétien) tandis que le travail plus spécifiquement poétique
détaillerait, comme on trie, un bric-à-brac préalable, déviderait une pelote,
ou, dans le meilleur des cas, tendrait à segmenter l'image, à émietter l'icône.
Pour faire le
péremptoire on insistera : c'est toujours des sortes de récits gigognes
que tu écris et quand tu dis récit (c’est écrit sous le. titre
"récit") c'est construit (construit) comme des opéras :
ouverture, grands airs, récitatifs, duos, chœurs et tout le tintouin.
4) Un seul récit, il n'y a qu'un seul récit. Mes autres sous-titres vont
de "légende" à "poème sentimental", en passant par "reliquaire",
"élégie", "pantalonnade" et même plus récemment "réseaux,
ruses, abécédaire". Cependant, tu ne te trompes pas, je suis un
lyricomane. Je peux dire que j'ai assisté ou participé à des centaines de
représentations d'opéras. Et j'en écoute le plus souvent possible ; ainsi
"Pelléas" presque chaque semaine depuis trente ans. Mais, en
conscience, je n'ai pas pensé à ton rapprochement, je ne l'ai pas voulu. C'est
le "tintouin" que je retiens, décors, lumières (noirs, poursuites,
pleins feux), les toiles peintes, les trompe-l’œil, l'odeur des théâtres. Ce
qui reste, à mon sens, dans la structure de mes textes, c'est une certaine idée
du collage (de la citation) et singulièrement la chanson comme une surenchère —
le chant dans le chant —, sérénade, concert impromptu, résurgence d'un air
ancien... etc. Il y a aussi la "turbulence extérieure", ce qui vient,
invisible, du lointain, de la coulisse : appels, cloches, fanfares,
orages, rires, rumeurs de fête.
Mais tu mis en
musique par Satie, presque un film muet, burlesque (Laurel et Hardy), une
farce, une bouffonnerie : les élans sentimentaux s’élèvent à peine que
déjà ils volent en éclats sous les assauts de la dérision, d’une cruauté, sont
réduits à une cocasserie, voire à une ridicule ; quand avoue que ^pour toi
la vie est tragique mais pas sérieuse.
5) Le Socrate de Satie n'est pas particulièrement burlesque. Tu
penses sans doute aux bizarreries du personnage, à ses intitulés, à sa musique
d'ameublement, à Parade avec — collage toujours — la participation d'une
machine à écrire, d'une sirène, d'une roue de loterie. Il y a mélange (perte de
boussole ?), il y a "intervention du saugrenu" (dixit le Gide de
Paludes), de l'ironie et du doute dans une broderie mélodique qui peut
aller jusqu'au sirop. Alors la vie est-elle sérieuse ? Elle l'est quand il
s'agit de la sauver (pas au sens religieux bien entendu) quand il s'agit de ne
pas ajouter de la souffrance à la souffrance. Vaste programme déjà. Une
affichette est épinglée sur le mur à gauche de mon bureau : "NOUS
SOMMES TOUS DES DÉSESPÉRÉS HILARES", ce qui fait dire à mon
chauffagiste : "II ne me reste plus qu'à être hilare !" Il
y a donc là aussi un effort à faire. Et puis, tiens, un détail biographique. Au
théâtre, on me surnommait parfois "la fée tragique".
Tu
verras : on aura voulu être méthodique, s'en tenir, à ton style un rien
dandy cinglé, de soudaines obscénités (à l'instar du papa pétomane qui ponctue,
de cuivres le piano solitaire de Chopin), d'accumulations précieuses (comme on
se couvre de chichis, de surplis, pour se. montrer caché).
6) Dans L'Appartement moutarde, les dialogues sont absents. La
quasi totalité des paroles rapportées est en effet obscène, ordurière, de cette
qualité-là. Paroles du père, paroles d'Evangile. Elles affleurent dans le
récit, radicales bien sûr, et toujours pour moi, mystérieuses, insondables,
comme des citations d'un livre sacré, comme des inscriptions sur une stèle, une
borne antique, un monument. Avec les déguisements, on ne se cache pas, on
endosse d'autres peaux. C'est ce que j'ai voulu dire dans Artabax, Je ne
suis pas un autre, je suis tous les autres (plusieurs) ; ou je suis moi
parce que tous les autres, je peux l'être si je ne me renonce pas. En
réconciliant, ou plutôt en conciliant les pôles (variété), il s'agit
d'entretenir, de maintenir en éveil la critique de la normalité.
S'en tenir aux
mots et on sera tombé dans ta vie. Tu liras que l'autobiographie en "miettes"
(et "en sauce") est ton ressort douloureux (comme on appuie, où ça
fait mal ?)
7) Evidemment très vite les "sales petits secrets" font
surface (cracher le morceau). Mais on reste, c'est juste, et j'y reviens, dans
l'éparpillement ou dans le conglomérat, le poudingue — amasser/déblayer. Le
fait biographique n'est pas détaché du décor, de son éclairage, voire de son
éclairement. Et s'ajoute une foultitude de détails incongrus, dérisoires, qui
apparemment n'ont "rien à voir". Ainsi ai-je pu parler de "féerie
du deuil". Je n'ai jamais pu prendre à mon compte ce qui s'écrit sur les
souffrances de l'écrivain (le sang de l'encre, la parturition... etc.). Une
rage de dent me semble toujours plus insupportable qu'un poème qui a du mal
à venir. Ecrire est un prurit (gratter soulage). L'évocation de la douleur (à
distance ou immédiate), parce qu'elle est possible, lorsqu'elle l'est, n'est
jamais le pire moment de 1'existence. Ne rien oublier. Tout inscrire, tout
garder.
Enfant, même,
bonheur campagnard, tendre brutalité des compagnons, odeurs portes, animaux,
nourritures, excréments, collections maniaques : on aura l'audace
d'évoques, le complexe, de Proust (ça existe ?) ; comme, si le petit
Michel était un avatar du petit Marcel, "mauviette, fifille pleureuse"
mâtiné de ce pervers d'Arthur (l'âme livrée aux répugnances) ? Est-ce que
les mots "mortifications, stigmates, épreuves" seront utilisés, péniblement
gravés sur le papier ?
8) Proust, "mauviette, fifille pleureuse", c'est toi qui le
dis. Image toute faite. Mais là n'est pas la question. Tu veux sans doute
rappeler le "pas assez homme" de Bob & Nev, repris par François
Huglo. Dans l'insulte enfantine (ou, plus tard ( ?), dans l'insulte
amoureuse), j'entends, si on veut en arrière-plan, ce qui appartient à la
consolation. C'est ainsi, ça échappe à l'analyse, malgré mes efforts, mon
ressassement. Et puis la mauviette c'est celui qui n'accepte pas que ce soit
toujours le même pauvre (en habit, en esprit) qui, à l'heure de la dînette,
occupe la plus mauvaise place, dans les orties. Il résiste au clan des forts,
il choisit le cœur (à nu) et l'insulte le couronne. Ce n'est pas l'âme, mais le
corps qui très tôt, trop tôt, fut "livré aux répugnances" (une boucherie).
J'en ai déjà beaucoup parlé. On est au plus intime, à "l'instant
crucial" (tout n'est pas là). Une image reste du corps intact. Il y a tout
ce qui s'abîme, se gâte, fane, pourrit (attraction/répulsion), il y a la page
propre, régulière où la rature, la tâche, la cicatrice sont le plus souvent
domestiquées, un ornement.
En tout cas,
pour l'homme (passé à une autre famille : la ville, le théâtre, la danse) on
en appellera à "l'ange" tombé (l’"ange" plu ?) du vitrail,
du ciel dans un lieu de souffrance ?
9) Même sur scène, "au centre des soleils", il n'y eut pas
véritablement de revanche. La rigueur, la contrainte individuelles, j'ose dire
à tous les niveaux, ont réduit le désaccord. Quant à l'ange qui
"pleut", il n'a de religieux que son attirail. L'ange est sexué, il
peut tout voir sans dégoût, tout entendre. Il peut toucher le corps, s'en
régaler.
Est-ce alors
qu'on convoquera de nouveau l'ivresse (c'est papillon), l'abandon à une
sensualité de la parole, à une sexualité de touche ?
10) De bouche, du cheveu, du petit orteil, du dedans du corps.
"Le jeune
homme en bleu n'est qu'une, image, une diapositive. Je ne dois plus y penser".
C’est par ces mots que tu abandonneras la lecture d'une lettre qui ne sait pas
comment finir, pour te planter devant la fenêtre : "Dehors, mémé
porte des chaussettes rayées, du jaune et du noir, c'est la reine des guêpes,
la seule".
11) Je porte un pull noir, strict, avec au col six minuscules bouton de
métal. Mon petit frère, disons le plus jeune de mes deux frères me demande :
"Alors, maintenant tu t’habilles comme mémé ?"
Décharge n°93, Juin 1997
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.