17 juin, jour de mes
47 ans
J'avais l'intention, avant ma mort, de ne régler aucun des problèmes de
succession. Ma fortune est imposante, mes biens considérables, mes œuvres d'art
rares. Vous savez tout cela, mieux que moi peut-être, vos calculs sont faits.
Je souhaitais vous abandonner aux empoignades de l'héritage... et la souffrance
ne m'accordait que peu de répit... mais, ce matin, alors que je reposais, les
yeux clos (me crut-il à nouveau dans le coma ?), savourant encore les ultimes
battements de la vie en cette période de rémission que m'accorde la maladie,
j'entendis Georges, mon cousin préféré, murmurer à sa jeune femme : « Vraiment
ce n'est plus possible, ça pue ici ! c'est intenable ! J'espère que
c'est la dernière fois que je viens dans cette chambre 213. Il nous
empoisonnera jusqu'au bout ! »
Ne vous récriez pas ! ne l'accablez pas ! que n'ai-je enduré
dans ce que vous appeliez mes « pertes de conscience » ! Je n'ai plus tellement
de forces et, par à-coups rapproches, la douleur me brûle. J'attends les
piqûres (les dernières ?) qui me calmeront sans doute.
Je lègue donc :
A Marguerite, ma nièce, en qui j'avais mis l'espoir (et quelque argent,
bien sûr, comme à chacun de vous) non qu'elle me serve de bâton de vieillesse
mais qu'au hasard de ses visites elle m'entoure d'un secours tendre — on me
répéta qu'elle ne cessait de me reprocher et mon célibat et mon refus de la
paternité —, à ma nièce stérile (ce salaud de docteur me le confia comme une
tare familiale supplémentaire) mon manoir du Périgord le jour de la naissance
de son premier enfant.
A mon cousin Georges qui déteste tant les mauvaises odeurs et qui, le
jour du repas des noces d'argent de mes bons parents, me traita de « sale pédale !
» au dessert, ma collection de tableaux (y compris le Cézanne qu'il admirait
tant) quand il avouera à toute la famille réunie que je le rencontrai à
plusieurs reprises rôdant, la nuit, près des vespasiennes du jardin public.
Nous eûmes un jeune amant commun. Il existe des lettres compromettantes.
Le mal se ramifie, mes doigts tremblent et je ne partirai pas,
vertueux, dans le pardon.
A ma belle-sœur Irène qui ironisa tous les dimanches à l'heure de la
messe parce qu'elle me surprit une fois priant (et pleurant) sur un banc de
l'église Saint-Paul, la totalité de mes meubles quand elle aura parcouru dans
la plus grande ferveur, à genoux, le jour de Pâques le chemin de croix de
Lourdes, trois années consécutives. Amen !
Aux jumeaux de mon frère Nestor (Dieu ait son âme, très chère Irène)
tout ce qui restera dans mes coffres après les trafics de l'Etat, en souvenir
de leurs disputes — tant de mes vitrines, de mes verreries vénitiennes furent
brisées — idéologiques et politiques (ils m'accusaient de n'être qu'un «
progressiste esthète ») quand, carte en main, ils adhéreront au même parti.
Je me glace... tellement de douleurs et le sang sur l'oreiller.Minuit n°45, éd. de Minuit, septembre 1981
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