Michel Valprémy
L'homme botté n'a pas de
chien, mais une gibecière. Il vise. C'est l'hiver, ou une ombre chinoise. Le chasseur
blesse quelqu'un qui passe, une pauvresse sans chapeau, avec des jambes
maigriottes, des furoncles sur le front. Parfois, la pauvresse est un garnement
à tête d'agneau. Il n'y a pas de sang, aucun éclat de cervelle sur la blouse
des badaudes. L'œil de la pauvresse à tête d'agneau n'est pas crevé comme celui
du boucher. Personne ne meurt aujourd'hui. La petite fille s'envole, à
califourchon sur son zoizeau (tombera ? tombera pas ?) ; une
pierre du château roule jusqu'à l'étang.
L'enfant lit l'histoire
sur le mur, là où 1'enduit s'écaille un peu. A Pâques, essorillé, le tueur
allait nu-pieds. L'horloge est muette, l'enfant se lèvera bientôt. Il n'a pas
rêvé depuis la noyade du sulfateur. Des tritons confits, des salamandres
empoisonnées baignaient, ventre à l'air, dans le lait violet de la fontaine.
Avant, la nuit, vêtu comme un soldat de plomb, l'enfant courait au milieu des
vignes, un rossignol apprivoisé sur l'épaule. Du cloaque de l'oiseau sortait un
fil de laine rouge. Le passereau ne chantait pas, il gémissait. Le couvercle
d'une marmite éteignait le soleil. Une main vieille et connue embrochait le
sprinter. Les prés se changeaient en lacs, les mares en rivières.
L'enfant ne souffre pas
encore. Avec l'ongle du pouce, à l'aveuglette, il doit assassiner le garnement,
lui trancher le cou, l'empêcher de bêler. Il faut en finir, on repeindra la
chambre en bleu pour la fête de la
Vierge.
Le chasseur a grossi, on
dirait un lutteur, un vacher de comice. Sous ses bottes gisent des poules
faisanes, des geais, des cochevis, un groin de sanglier, une main à sept
doigts. Il a craché aussi, plusieurs fois. Il fume la pipe, il ne voit pas le
carnage, ni les animaux ni les gens. Il n'est pas coupable. Un caprice étranger
venu de l'abîme, tombé des limbes, fit fortune au premier jet, sans lui.
L'arme n'est pas
identifiable, le bazooka ou la fronde, trois bâtons de dynamite jetés d'une
mansarde par des conspirateurs masqués, des planètes et des nombres dans un
carambolage feutré, la rature d'une plume géante, une éclaboussure de cambouis,
la trace fumeuse d'une chandelle. Des femmes, les badaudes matutinales, figées
par la surprise, les seins vidés comme des poches percées, ne pleureront plus.
Le jeune homme aux cheveux bouclés, enterré jusqu'à la ceinture, mourra d'une
balle perdue. Il y a des viscères fumants sur les fils électriques, un foie,
des gésiers, des intestins déroulés, il y a des crânes calcinés. Le chasseur ne
rentrera pas chez lui. L'épouse guettera vainement entre les fuchsias de la
fenêtre. Il creuse déjà la fosse. Il sait déjà ce qu'il y enfouira, ce qu'il
abandonnera aux busards, à la tornade, aux coprophages nocturnes.
L'enfant préférait l'autre
histoire, avant le massacre, indécise, à suivre. Il est intervenu trop tôt, par
la faute de tout ce bleu, ce bleu de Marie, très tendre et propre, un bleu
d'assiette, de mer, d'outreciel, un bleu haï.
L'horloge sonne, l'enfant
glisse au fond du lit, au centre des odeurs. Il inspire, il se mange. Il veut
tout garder, éviter les fuites. Aucun bruit ne pénètre ici, le cri de la meule,
la friction de la faux, tous les piaillements de l'univers. Il ferme les yeux.
Il fait presque noir, gris foncé. Des particules orangées voltigent en
escouades. L'enfant les poursuit dans le noir, dans le gris de l'intérieur, qui
n'est pas dedans, mais devant, en visière. Et l'horloge, la bègue, répète
l'heure fatale.
Alors, dans son cœur,
roule la bille avalée l'été dernier. Il s'agenouilla sous la lune. Le Sergent,
nu et brun, ordonnait. L'enfant avala l'agate, les cailloux du chemin de la
haute terre. L'Indien sentait la groseille et le buis. L'enfant fut roué de
coups, écorché dans la broussaille. On interdit pour toujours les compliments,
les chuchotements, les crachats amoureux.
Ce n'est pas vraiment une
douleur, ce n'est pas la fièvre des récitations, quand les marins, les
capitaines coulent ensemble. L'air ne manque pas, le cœur pèse trop lourd, plus
lourd que l'enfant, que le veau dernier né. La bille a centuplé. Le cœur de
l'enfant est une boule noire, saignante.
Il regarde la fenêtre. Le
cousin s'y pendit avec l'amarre de la barque, ses brodequins trouaient la
glycine. Décroché, il fleurait encore le nénuphar et la pâtée d'asticots. Les
héritiers brûlèrent par mégarde le plan du trésor. On partagea la corde, pour
le bonheur.
L'escalier craque. La
boule ne roule plus, elle s'amenuise, s'allège, du melon à la prune, de la
noisette à la crotte de jeune bique. La boule n'est qu'un plomb de chasse.
L'enfant sourit. On l'appelle mon pétunia, mon gigot frais, ma fille à moi. Une
main vieille et connue caresse son cou, les petits muscles du ventre. Elle
frôle la tige, l'os du matin, elle ne l'empoigne pas.
Le plomb n'est pas tombé
au fond du vase de nuit. L'enfant a écopé pour le massacre sur le mur. Il le
savait, c'était plus fort que lui. L'agneau ne grandissait pas. Les furoncles
ne guérissaient pas. C'est fini aujourd'hui. La chasse est fermée.
Il y a des constellations
sur le café, des ocelles jaune paille et jaune poussin mouillé, une fourmi
morte. Le beurre trempe dans 1'eau. L'enfant ne comprend pas le proverbe, mais
l'orage doit venir. Des glaïeuls et des lis saupoudrent les tartines. Il n'a
pas faim, il se force pour ne pas inquiéter la patate. Il boit les étoiles, les
comètes, les ailes jaunes des papillons, la fourmi aussi. Un poulet, cou fendu,
gigote dans l'évier.
Le plomb circule dans son
corps, troue les parois, la viande. C'est une passoire à 1'intérieur. Il ne
survivra pas jusqu'à ce soir, jusqu'à l'angélus, jusqu'au retour des troupeaux.
La mie trempe dans le sang
froid, rouge comme le rouge rouge sur les lèvres de l'épicière, la très
parfumée, une reine du temps d'Ali Baba. On n'enfonce pas son doigt dans cette
flaque de mort, qui vire au noir, c'est défendu et dégoûtant. On ne suce pas le
doigt, après, à plus forte raison. Seul le sang frais guérit les fillettes trop
pâles, les hommes sans vigueur et la courtisane du livre de chevet. Il faut
chasser les mouches, elles iront zézayer sur le papier tirebouchonné qui les
colle et les tue, pas trop vite.
Sur le seuil, l'enfant
titube, il fait si chaud déjà, plus chaud que dans les sacs usés, très
rapiécés, du grenier. Aucun pendu ne traverse la glycine. Les chasselas de la
treille mûriront à l'autre bout de l'été, au temps des crayons neufs. L'enfant
est une tortue. Le marchand ne vend pas de rustines pour le corps des petits
garçons, un peu plus grands que les plus petits qui, eux, pleurent sans
souffrir, à plaisir, pour les corps presque crevés perdant de tous les côtés.
On ne jouera pas ce matin,
le soleil n'est plus suspendu dans le ciel, le filin est cassé, le crochet retiré,
il roule sur les toits, crame les cils. Malgré la menace, le coup de folie,
l'enfant s'immobilise au milieu de la cour, sans chapeau. Le pus restera
dedans, sous les croûtes.
Il faut résister, compter
jusqu'à mille, et mille encore. Seules les poupées et les femmes pleines s'évanouissent
quand on n'y prête pas attention. Elles tombent, par hasard, si on ne surveille
plus leur sommeil dans la poussette, si on fait semblant d'oublier de les aider
à porter les seaux, à soulever la lessiveuse.
L'enfant chute dans le
foin de la grange, dans le foin salé. Il se sauvera peut-être, sans l'aide du
rebouteux et ses prières du curé, l'arsouille, toujours déboutonné. Ce n'est
pas encore la saison des purges, du verjus, des graines de citrouille séchées. Les
vers, les fins, les plats, les blancs ou ivoire, les longs jusqu'à demain, plus
longs qu'une journée sans pain, grouillent et rigolent, de l'orteil à la gorge.
Les restes de l'enfant, un tas de moisissure verte et poilue, seront jetés au
terreau, sous les pattes des coqs.
Ce fut ici, dans le
fourrage, l'ultime rencontre avec le fils du garde-champêtre, le poucet très
chéri, le voleur de cerises, le fidèle des razzias. L'enfant aimait son
sourire, logeait sa langue dans le trou de la dent perdue, où la gencive était
plus douce qu'un pétale de pivoine. Ce bandit ne refusa pas les cadeaux, une
blague à tabac et la pompe à vélo. Il les vendit pour négocier le collier de
l'Elise, 1'endimanchée, trop laide. Alors, le sulfateur tomba dans le lavoir.
La vache malade, privée
d'air pur, tète le poing de l'enfant, bavé, fiévreuse. Il sort, rase les murs,
dans la marelle de l'ombre, un labyrinthe biscornu. Malgré les parpaings, les
couleuvres, les bouquets d'orties, il ne trébuche pas. Un seul faux-pas, un
geste d'évasion seraient faute inqualifiable, malheur éternel. Il devra se taillader
les cuisses, brûler l'intérieur des joues, avaler vivant
un escargot du sureau, un escargot blanc, venimeux.
L'enfant touche le puits. Il
mourra, malgré tout. Il ne verra pas l'éclipsé, les chiots promis, l'ouverture
du caveau de famille. Le sulfateur a vomi, c'est sûr, les têtards, le limon,
les bulles savonneuses des lavandières, l'apéritif de midi. L'enfant rend
aussi, agrippé à la margelle. La fourmi ne passait pas, bouchait un boyau.
Dieu de lumière, viens
dans mon jardinet, n'écrase pas les radis des quatre saisons, il y a, exprès,
des allées de gravier blanc ! Dieu de bonté, grand barbu à la barbe fleurie,
à la hotte garnie, souffle de la poudre de vie dans les narines du sulfateur,
pince-le pour de vrai !
L'enfant ne voit que les
traces du renard, les astérisques des oiseaux. Sur le grillage pendouillent des
anguilles dépecées, oubliées depuis la noyade. Çà et là des écailles roses,
ardoise, luisent comme un miroir brisé jeté dans un pré.
La preuve est faite,
l'enfant ne veut plus jouer avec les anges, glisser sur le toboggan de l'arc-en
ciel. Il faut s'accroupir, se vider, chier la bille.
Le soleil ne fondra pas,
il n'y aura pas de miracles. Les génuflexions à la croisée des cognassiers sont
inutiles, et les ongles rognés, la croix sur la tourte neuve. Le soleil crèvera
comme l'œil du boucher, pétera comme le ballon du square, une fois, à la ville,
un jeudi. Ce sera la nuit pour tout le monde, épouvantable, une nuit de
vampires aux dents plus longues que les faucilles. Les enfants privés de
dessert, glacés, attendront qu'un homme botté les dépouille de leur petite peau
de dessus, pour mieux manger leur cœur plus gros que le foie des oies de Noël.
Inédit, 14 juin 1985