mardi 22 mai 2012

Il y a une ville imaginaire

Michel Valprémy


Il y a une ville imaginaire, des villes qui semblent vraies, des bouts de villes qui se superposent, des lieux clos, des carrefours, des coins d’enfance. Ai-je vécu ici, un jour, dix ans, trente ans, ai-je été cloué sur place, chassé de ces murs, de ces remparts ? J’ai marché, toujours marché, longtemps marché, je me suis assis à la terrasse des cafés, ou sur des bornes, des bancs moussus, j’ai pris des bus. Je déplie la ville, je la pèle, je la peins. Il y a les pierres, les habitants, les passants, des vivants et des morts. Il y a des mots dans la ville, des lumières qui n’appartiennent qu’à elle, il y a des murmures, des klaxons. Il y a des ruines, des ordures. Je quadrille la ville au petit bonheur, au petit malheur (des ombres restent dans l’ombre), je bâtis ma ville dans la ville ; trois pavés suffisent, un ciné de vitrines.

Radio France, août 2001 

Pilori

Michel Valprémy



LPDA n°41, juin 1985

Il faut en finir avec les définitions

Michel Valprémy



"….anfractuosité de nos dits, sapes névralgiques du doute...Que d'abus (et gémir) sur le sang de l'encre! Un manuscrit tavelé (douceur poivrée de la sueur) pâlit sous le rayon mobile d'une treille, grimace dérisoire en regard des fusils, de l'électrique, des fléaux spatiaux..."

Emblèmes évidés



Il faut en finir avec les définitions péremptoires : la poésie n'est que ceci, la poésie n'est pas cela, la poésie est autre "chose" que l'autre poésie. N'y allons pas de nos fiches, des classements arbitraires ! Pourquoi la poésie commencerait-elle par se dénoncer elle-même, ce qui est aussi néfaste que l'adulation de caste ? Méfions nous de la poésie segmentée, de cette position figée, timorée du juste milieu "entre réalité et mensonge". 

Comment peut-on affirmer que le poète " voit la lumière, seulement la lumière, quand des forces obscures le tenaillent ? Il voit la lumière et l'obscurité. Et. Et la grisaille et toutes les irisations. Il boit la liqueur des alambics et la vinasse des auberges. Il écrit dans des chambres austères, des bibliothèques i1 écrit sur les murs (tracts et affiches), dans des grimoires, des laboratoires. 

Pourquoi la poésie serait-elle seulement clamée ? murmurée, susurrée, chuchotée, lue, ignorée, oubliée, retrouvée, transmise de bouche à oreille, de paume en paume balbutiée, chantée et clamée. Et clamée. Et. Elle ne revêt pas que la couleur du sang, elle couche dans des terriers et dans la soie, sous les lambris stylés, dans les linceuls blets. Elle se montre visage nu, emprunte les masques de Venise, de l'Orient, de 1'Afrique. Elle visite la cour des fermes, la cour d'amour, les salons des châteaux occupe les landes en friches, les champs de bataille, fleurit au jardin de Monet. Occise ou bâillonnée dans les prisons, elle souffle avec le grand large. 

Elle est le rien et son envers.


Cassiopée ou l'Envers du Rien n°3, décembre 1983

dimanche 20 mai 2012

Huit messages authentiques de Loris, jeune et joli garçon de cœur

Michel Valprémy



1
Cher,
Laissez moi m’éloigner, quitter votre demeure  à la fois cossue et intime, où le goût, en cette époque de fléchissement des élégances, règne, si j’ose dire, des caves aux mansardes, partir donc vers un horizon gris – le ciel couvert de l’aube m’y invite –, de ce gris particulier annonciateur de neige, là-bas, où je me souviendrai de vous, de vos tempes salines, de votre humeur morose, où je maudirai les couleurs et l’orgueil de ma trop éclatante jeunesse.
Je suis et reste votre dandy, votre oiseau royal, petit perroquet du soir.


2
Cher,
Soyez heureux, j’ai osé – comme vous m’y incitiez – ouvrir le couvercle du précieux coffret
Où des biches d’ivoire gambadent sur un tapis de roses, heureux doublement car, pour combler vos vœux, j’ai puisé à l’envie dans le trésor qui s’offrait. Mes doigts n’ont pas tremblé, à peine ai-je ressenti une légère impatience au creux du ventre. Pouvais-je sans vous décevoir ou vous humilier, me contenter d’une bague, d’un misérable billet ? Mon avidité fut une superbe déraison. Je me suis Sali les mains et le cœur pour l’amour de vous. Mais, dès ce soir, je vous reviendrai pauvre, pur et sans repentir.
Je suis et reste votre vaurien chéri, petit salaud en boucles d’or.


3
Cher grand ami,
Homme aveugle, vous vous êtes mépris sur mon attitude. Je n’ai pas refusé de vous donner mes lèvres, j’ai reporté cette première fois à une heure idéale, sublime, quand le désir que j’ai de vous ne devra rien à la bête fiévreuse qui m’anime dès que je vous vois seigneurial et bon, tel l’empereur romain prononçant sa clémence. J’en appelle au commerce des âmes. De votre corps las, je souhaite dissiper le charme. Les ruines antiques ne sont-elles pas aujourd’hui, plus émouvantes qu’au temps de leur splendeur ? Ô vestige du beau, plus beau que ce qui fut beau !
Je suis pâtre et chaste, votre garce rusée.


4
Mon ami,
Oui, le monde extérieur vous est interdit. Vous habitez plus haut que le commun des mortels, plus haut, plus loin. Vous avez décidé d’en finir radicalement avec la vie, je vous crois digne de cet acte héroïque. Ne vous voilez pas la face, ne mentez pas ! Vous ne respirez pas que pour moi, moi votre unique espoir et votre lumière ; triste clarté en vérité, qui vous amollit et contrarie la fatalité brutale et noble de votre destin.
Moi, moi qui vous aime et vous tue.


5
Tendre ami,
Comment avez-vous deviné ? Qui avez-vous soudoyé ? Je n’ai avoué que mon amour du vent et de la vitesse, que cette folie-là qui me brule et me hante plus que l’extase de la viande vive sur un drap. La honte me recouvre, on a vidé un sac d’épluchures sur mes épaules. Le bolide que j’étrenne au soleil couchant ne me vient pas de vous, il tombe du ciel en récompense de mon rêve et de mon désir ardents. Que mon ombre vous accompagne éternellement !
Je suis Icare et Pégase, votre intrépide gazelle.


6
Ami,
Ce fut, au bord de la piscine, une vision trop brève. Vos mains, un instant, n’ont ^lus retenu les pans de votre peignoir bleu Nattier. Je me souvins – puisque je vous dis tout – d’une image de la rue : un miséreux, sale, malodorant, une centenaire de la cloche quémandait aux passants de décembre ; par l’ouverture de la braguette, au milieu des linges douteux son sexe parut, aussi lisse et frais que le flutiau d’un adolescent. J’en fus mystérieusement troublé. Quoi ! tout ne doit-il pas pourrir avec les années ?
Je suis votre valet de pied, l’infirmier du dernier jour.


7
Vieux fou,
Ah ! si j’étais Manon, je vous tendrai mon miroir. Regardez-vous ! Regardez-nous ! Et mon rire glacerait votre sang déjà froid. Votre jalousie ? Je m’en bats l’œil ou, plus proprement di, je m’en torche. Quand je couche avec Guillaume, un conquérant de pacotille – mais son dard vaut Durandal –, je m’adore à en mourir, je me pénètre et me féconde. Ma croupe vous tourmente ? Savez-vous, Monsieur, qu’on ne touche pas les sirènes.
Je reste votre gracieux giton, poudre et poison subtil.


8
Mon grand singe ridé,

Les vieilles tantouses finissent-elles par baver dans leur porcelaine chinoise ? Vous crèverez lentement comme chauve-souris crucifiée sur la porte des maisons maudites ; plus dure sera la chute ! Allez, ailleurs, subir le fouet ! Adieu, mon crachat, pour vous, n’est-il pas une fleur d’aubépine ?


Mrôrch, novembre 1988

Onan

Michel Valprémy




LPDA n°41, juin 1985

Horizon, les falots (inédit)

Michel Valprémy



Elle souffla la bougie et l'obscurité fut. On cherchait nos gestes d'aveugles ancien (colin-maillard), sur la pierre déplâtrée, à hauteur des fagots, un éclat de silice scintilla.
...le fin brasero d'une cigarette dans la nuit des peaux rances... lune, vieux masque blessé des arbres polypiers...sur le verre irradié des lunettes d'été un profil simiesque, sans âge (ma tête passe).Au plus loin du constat le grésillement tungstène des lagunes…noyé sous la poix du soleil, l'ombre ocre du pisé glisse en aval de ma chute encore exquise aux pieds des mendiants…




Tout était contre moi, au-dessus d'un cratère fumant j'ai vu le fil. Un pendu, sourire au front, se balançait. L’ascète m'a dit, sculptant son bâton de vieillesse : "II ne faut pas découdre l'étiquette de l'épreuve. Un trajet guide l'autre."
On végète ici, trop d'enseignes, de parcs, d'enclos légaux. Epelez-moi tous les bateaux, ma carte est périmée. Sous l'affiche ménagère la ville se fendille, ses lézardes sont secrètes, sensibles au pouls de 1'ordinateur. Vers le palier obligé de l'escalier roulant (à l'étage, soldes sérieux) quel quidam retrousse son chemin ? Nos poignets portent l'heure, parfois le vent dilue les gaz, on distingue encore le ciel.




à Sophie Schwartz.

Un seul passage rehaussé d'orties. L’alcool bat sous ses ongles (galet poreux, message dans la paume), le sucre gonfle les veines, va-et-vient d'insomniaque. Les cloques aux genoux, le coude sur la barrière bleue elle attend l'ondée, les flaques du soleil, à petits plis d'espoirs. Puis rien, mais la nuit cagoule usée. Elle ne joue plus, ne rampe plus sur le mur échancré, muqueux (le trajet des cloportes). Elle ne distingue pas le balancement de la lampe à huile. Les pieds dans un ru inerte, presque tiède, est-ce la chaux ? le sel ?, hors des pistes et des cuivres, comme un clown pleureur, le fard craquant, elle invente le roulis des blés juste après les cerises.
La langueur n'étonne plus et chacun voulut rire. Plus de bornes, le soufre et le sable recouvrent les remparts, on balaya d'abord un premier mica.
Elle glisse dans le bois des bogues, l'insecte parle à la cassure des joncs, un radeau court sous la voussure des saules.
Elle entre dans sa chambre, dessine sur la fenêtre un liséré au sud des hautes voiles puis, coupable d'ennui, redécouvre les clichés en album ou, sur la planche acajou, la ligne fossile des collectes. A terre, papiers froissés.


Inédit, date inconnue

François H.

Michel Valprémy



François H. est un casanier, vraiment; incorrigible dit-il. Il est de ceux qu'on oublie en chemin, sur le quai de la gare, derrière la porte. Sa discrétion appartient déjà à la légende. Des cercles de conversation, il ne connaît que la périphérie, il ne s'avance jamais au centre et reste longtemps debout quand chacun est assis; debout, silencieux. 

Nous habitons à quelques centaines de mètres de distance, nous ne nous voyons pas plus d'une ou deux fois l'an. Il passe rarement sous mes fenêtres, glisse ses recueils dans ma boîte, ne sonne jamais ; pour ne pas déranger dit-il. Je force donc l'entrée de sa tour, qui n'est pas d'ivoire, pour de brèves rencontres où je m'obstine à combler les silences. Il suffirait pourtant d'attendre qu'il ait tiré trois fois sur sa pipe. Mais, peut-être préfère-t-il écouter, écouter d'abord. Ou envoyer de longues lettres écrites d'un seul souffle, comme si la parole trop longtemps retenue se libérait enfin, dense et précise. 

François H. est un des plus fins lecteurs que je connaisse (Bobillot en est un autre), il pèle les textes, les décortique, les écaille. Il presse la pulpe, ne néglige pas les pépins. Ses analyses ne sont ni désinvoltes ni hautaines: ma "compréhension" relève le plus souvent de l’enthousiasme, de la sympathie, de la gourmandise. Je savais bien que 1' ivoire de la tour lui était inconnu.


Zarathoustra dans le métro, n°8, 1989

vendredi 18 mai 2012

Flaque de mort

Michel Valprémy



L'homme botté n'a pas de chien, mais une gibecière. Il vise. C'est l'hiver, ou une ombre chinoise. Le chasseur blesse quelqu'un qui passe, une pauvresse sans chapeau, avec des jambes maigriottes, des furoncles sur le front. Parfois, la pauvresse est un garnement à tête d'agneau. Il n'y a pas de sang, aucun éclat de cervelle sur la blouse des badaudes. L'œil de la pauvresse à tête d'agneau n'est pas crevé comme celui du boucher. Personne ne meurt aujourd'hui. La petite fille s'envole, à califourchon sur son zoizeau (tombera ? tombera pas ?) ; une pierre du château roule jusqu'à l'étang.

L'enfant lit l'histoire sur le mur, là où 1'enduit s'écaille un peu. A Pâques, essorillé, le tueur allait nu-pieds. L'horloge est muette, l'enfant se lèvera bientôt. Il n'a pas rêvé depuis la noyade du sulfateur. Des tritons confits, des salamandres empoisonnées baignaient, ventre à l'air, dans le lait violet de la fontaine. Avant, la nuit, vêtu comme un soldat de plomb, l'enfant courait au milieu des vignes, un rossignol apprivoisé sur l'épaule. Du cloaque de l'oiseau sortait un fil de laine rouge. Le passereau ne chantait pas, il gémissait. Le couvercle d'une marmite éteignait le soleil. Une main vieille et connue embrochait le sprinter. Les prés se changeaient en lacs, les mares en rivières.

L'enfant ne souffre pas encore. Avec l'ongle du pouce, à l'aveuglette, il doit assassiner le garnement, lui trancher le cou, l'empêcher de bêler. Il faut en finir, on repeindra la chambre en bleu pour la fête de la Vierge.

Le chasseur a grossi, on dirait un lutteur, un vacher de comice. Sous ses bottes gisent des poules faisanes, des geais, des cochevis, un groin de sanglier, une main à sept doigts. Il a craché aussi, plusieurs fois. Il fume la pipe, il ne voit pas le carnage, ni les animaux ni les gens. Il n'est pas coupable. Un caprice étranger venu de l'abîme, tombé des limbes, fit fortune au premier jet, sans lui.

L'arme n'est pas identifiable, le bazooka ou la fronde, trois bâtons de dynamite jetés d'une mansarde par des conspirateurs masqués, des planètes et des nombres dans un carambolage feutré, la rature d'une plume géante, une éclaboussure de cambouis, la trace fumeuse d'une chandelle. Des femmes, les badaudes matutinales, figées par la surprise, les seins vidés comme des poches percées, ne pleureront plus. Le jeune homme aux cheveux bouclés, enterré jusqu'à la ceinture, mourra d'une balle perdue. Il y a des viscères fumants sur les fils électriques, un foie, des gésiers, des intestins déroulés, il y a des crânes calcinés. Le chasseur ne rentrera pas chez lui. L'épouse guettera vainement entre les fuchsias de la fenêtre. Il creuse déjà la fosse. Il sait déjà ce qu'il y enfouira, ce qu'il abandonnera aux busards, à la tornade, aux coprophages nocturnes.
L'enfant préférait l'autre histoire, avant le massacre, indécise, à suivre. Il est intervenu trop tôt, par la faute de tout ce bleu, ce bleu de Marie, très tendre et propre, un bleu d'assiette, de mer, d'outreciel, un bleu haï.

L'horloge sonne, l'enfant glisse au fond du lit, au centre des odeurs. Il inspire, il se mange. Il veut tout garder, éviter les fuites. Aucun bruit ne pénètre ici, le cri de la meule, la friction de la faux, tous les piaillements de l'univers. Il ferme les yeux. Il fait presque noir, gris foncé. Des particules orangées voltigent en escouades. L'enfant les poursuit dans le noir, dans le gris de l'intérieur, qui n'est pas dedans, mais devant, en visière. Et l'horloge, la bègue, répète l'heure fatale.

Alors, dans son cœur, roule la bille avalée l'été dernier. Il s'agenouilla sous la lune. Le Sergent, nu et brun, ordonnait. L'enfant avala l'agate, les cailloux du chemin de la haute terre. L'Indien sentait la groseille et le buis. L'enfant fut roué de coups, écorché dans la broussaille. On interdit pour toujours les compliments, les chuchotements, les crachats amoureux.

Ce n'est pas vraiment une douleur, ce n'est pas la fièvre des récitations, quand les marins, les capitaines coulent ensemble. L'air ne manque pas, le cœur pèse trop lourd, plus lourd que l'enfant, que le veau dernier né. La bille a centuplé. Le cœur de l'enfant est une boule noire, saignante.

Il regarde la fenêtre. Le cousin s'y pendit avec l'amarre de la barque, ses brodequins trouaient la glycine. Décroché, il fleurait encore le nénuphar et la pâtée d'asticots. Les héritiers brûlèrent par mégarde le plan du trésor. On partagea la corde, pour le bonheur.

L'escalier craque. La boule ne roule plus, elle s'amenuise, s'allège, du melon à la prune, de la noisette à la crotte de jeune bique. La boule n'est qu'un plomb de chasse. L'enfant sourit. On l'appelle mon pétunia, mon gigot frais, ma fille à moi. Une main vieille et connue caresse son cou, les petits muscles du ventre. Elle frôle la tige, l'os du matin, elle ne l'empoigne pas.

Le plomb n'est pas tombé au fond du vase de nuit. L'enfant a écopé pour le massacre sur le mur. Il le savait, c'était plus fort que lui. L'agneau ne grandissait pas. Les furoncles ne guérissaient pas. C'est fini aujourd'hui. La chasse est fermée.

Il y a des constellations sur le café, des ocelles jaune paille et jaune poussin mouillé, une fourmi morte. Le beurre trempe dans 1'eau. L'enfant ne comprend pas le proverbe, mais l'orage doit venir. Des glaïeuls et des lis saupoudrent les tartines. Il n'a pas faim, il se force pour ne pas inquiéter la patate. Il boit les étoiles, les comètes, les ailes jaunes des papillons, la fourmi aussi. Un poulet, cou fendu, gigote dans l'évier.

Le plomb circule dans son corps, troue les parois, la viande. C'est une passoire à 1'intérieur. Il ne survivra pas jusqu'à ce soir, jusqu'à l'angélus, jusqu'au retour des troupeaux.
La mie trempe dans le sang froid, rouge comme le rouge rouge sur les lèvres de l'épicière, la très parfumée, une reine du temps d'Ali Baba. On n'enfonce pas son doigt dans cette flaque de mort, qui vire au noir, c'est défendu et dégoûtant. On ne suce pas le doigt, après, à plus forte raison. Seul le sang frais guérit les fillettes trop pâles, les hommes sans vigueur et la courtisane du livre de chevet. Il faut chasser les mouches, elles iront zézayer sur le papier tirebouchonné qui les colle et les tue, pas trop vite.

Sur le seuil, l'enfant titube, il fait si chaud déjà, plus chaud que dans les sacs usés, très rapiécés, du grenier. Aucun pendu ne traverse la glycine. Les chasselas de la treille mûriront à l'autre bout de l'été, au temps des crayons neufs. L'enfant est une tortue. Le marchand ne vend pas de rustines pour le corps des petits garçons, un peu plus grands que les plus petits qui, eux, pleurent sans souffrir, à plaisir, pour les corps presque crevés perdant de tous les côtés.

On ne jouera pas ce matin, le soleil n'est plus suspendu dans le ciel, le filin est cassé, le crochet retiré, il roule sur les toits, crame les cils. Malgré la menace, le coup de folie, l'enfant s'immobilise au milieu de la cour, sans chapeau. Le pus restera dedans, sous les croûtes.

Il faut résister, compter jusqu'à mille, et mille encore. Seules les poupées et les femmes pleines s'évanouissent quand on n'y prête pas attention. Elles tombent, par hasard, si on ne surveille plus leur sommeil dans la poussette, si on fait semblant d'oublier de les aider à porter les seaux, à soulever la lessiveuse.

L'enfant chute dans le foin de la grange, dans le foin salé. Il se sauvera peut-être, sans l'aide du rebouteux et ses prières du curé, l'arsouille, toujours déboutonné. Ce n'est pas encore la saison des purges, du verjus, des graines de citrouille séchées. Les vers, les fins, les plats, les blancs ou ivoire, les longs jusqu'à demain, plus longs qu'une journée sans pain, grouillent et rigolent, de l'orteil à la gorge. Les restes de l'enfant, un tas de moisissure verte et poilue, seront jetés au terreau, sous les pattes des coqs.

Ce fut ici, dans le fourrage, l'ultime rencontre avec le fils du garde-champêtre, le poucet très chéri, le voleur de cerises, le fidèle des razzias. L'enfant aimait son sourire, logeait sa langue dans le trou de la dent perdue, où la gencive était plus douce qu'un pétale de pivoine. Ce bandit ne refusa pas les cadeaux, une blague à tabac et la pompe à vélo. Il les vendit pour négocier le collier de l'Elise, 1'endimanchée, trop laide. Alors, le sulfateur tomba dans le lavoir.

La vache malade, privée d'air pur, tète le poing de l'enfant, bavé, fiévreuse. Il sort, rase les murs, dans la marelle de l'ombre, un labyrinthe biscornu. Malgré les parpaings, les couleuvres, les bouquets d'orties, il ne trébuche pas. Un seul faux-pas, un geste d'évasion seraient faute inqualifiable, malheur éternel. Il devra se taillader les cuisses, brûler l'intérieur des joues, avaler vivant un escargot du sureau, un escargot blanc, venimeux.

L'enfant touche le puits. Il mourra, malgré tout. Il ne verra pas l'éclipsé, les chiots promis, l'ouverture du caveau de famille. Le sulfateur a vomi, c'est sûr, les têtards, le limon, les bulles savonneuses des lavandières, l'apéritif de midi. L'enfant rend aussi, agrippé à la margelle. La fourmi ne passait pas, bouchait un boyau.

Dieu de lumière, viens dans mon jardinet, n'écrase pas les radis des quatre saisons, il y a, exprès, des allées de gravier blanc ! Dieu de bonté, grand barbu à la barbe fleurie, à la hotte garnie, souffle de la poudre de vie dans les narines du sulfateur, pince-le pour de vrai !

L'enfant ne voit que les traces du renard, les astérisques des oiseaux. Sur le grillage pendouillent des anguilles dépecées, oubliées depuis la noyade. Çà et là des écailles roses, ardoise, luisent comme un miroir brisé jeté dans un pré.

La preuve est faite, l'enfant ne veut plus jouer avec les anges, glisser sur le toboggan de l'arc-en ciel. Il faut s'accroupir, se vider, chier la bille.

Le soleil ne fondra pas, il n'y aura pas de miracles. Les génuflexions à la croisée des cognassiers sont inutiles, et les ongles rognés, la croix sur la tourte neuve. Le soleil crèvera comme l'œil du boucher, pétera comme le ballon du square, une fois, à la ville, un jeudi. Ce sera la nuit pour tout le monde, épouvantable, une nuit de vampires aux dents plus longues que les faucilles. Les enfants privés de dessert, glacés, attendront qu'un homme botté les dépouille de leur petite peau de dessus, pour mieux manger leur cœur plus gros que le foie des oies de Noël.


Inédit, 14 juin 1985

Moue de Veau n°853

Michel Valprémy







Moue de Veau n°853, 9 mai 1996. Lucien Suel Editeur

Femme de blé

Michel Valprémy



I1 s'agit toujours d'une femme d'une femme entre toutes les femmes d'une mère entre toutes les mères d'une fille aux yeux d'amante d'une amante d'une mère


il s'agit toujours de la vie de la vie d'une fille fille verte et claire et brune d'une amante du ciel et de la terre de la vie d'une graine de la terre de la vie de l'eau et du ciel de la vie d'une sève de la vie d'une mère


il s'agit toujours de la mort de la mort d'une fille amante et mère de la mort d'une sève fructueuse de la mort d'une sève épuisée


il s'agit toujours de la naissance de la naissance d'une fille fille de l'amante fille de la mère fille jumelle de la fille fille du ciel et de la terre


il s'agit toujours d'une femme toujours de la vie de la mort de la naissance toujours d'une femme


Exposition Thomasson à Trélissac, "L'Algérie", mai 1983

Elles ont, à La brune...

Michel Valprémy



Elles ont, à La brune, quitté l’abri, le réduit, petite baraque, loge pour abolir le jour. Le train de vingt heures trente six s’annonçait forcément. Déjà les lampes à pétrole brûlaient ; l’air sentait les chevrons chauds, le chanvre roussi, les songes extrêmes d’un soir serein dans les blés bruinés et, peut-être, sous la pelouse d’un parc, les cendres parfumées d’une vestale 

Elles ne peuvent plus marcher deux par deux. La dixième se dévoya hier ; trop vêtue donc corrompue, elle disparut dans l’ombre étroite d’un poteau télégraphique. Elle ne fut pas recherchée, sa flamme était mauvaise, épuisée. Les neuf femmes décidèrent d’un désordre tranquille, les pieds nus sur la dalle, le feu entre les seins. 
Le trajet est immuable, une déambulation égale le long des haies rases, du muret : l’if solitaire, le bois toujours défeuillé, le château du lointain, l’arbre simplement séculaire. 

Elles n’ouvriront pas de portes interdites, n’ont pas jeté leur bague, leur couronne, dans des fontaines miraculeuses ; aucun fil ne les entrave, ne les relie à un homme invisible égaré dans le square ; elles ne remercient personne, ne murmure pas un cantique d’action de grâce ; elles ne font pas jaillir l’eau, ne portent pas le fruit de la semence virile. 
Elles savent que le passage du train est inutile ; le vent n’existe pas.


Regard n°1, mai 1986

dimanche 13 mai 2012

Elle parle souvent une langue inconnue

Michel Valprémy



Elle parle souvent une langue inconnue, liquide et rêche, une langue de l'Est. Dans les grands magasins, les marchés de quartier, dans le hall des gares, des théâtres, elle serre étroitement, sous son bras gauche, un dictionnaire de cette langue inconnue de moi, de son époux, de ses grandes filles. Elle n'ouvre jamais ce volume sans couverture, ne l'oublie pas sur le guéridon en bois de rosé. Son nom que personne ne prononce, si long, épineux, un fil barbelé, est gravé sur des programmes déjà fanés, sur les dépliants jaunis des villes d'eaux. Elle ne sait pas que le temps est passé, elle répète qu'elle est plus jeune que moi, que son vieil époux, que ses grandes filles.

Elle dit qu'elle est une Slave, qu'elle danse parce qu'elle est une Slave. Elle dit aussi que ses parents, cousins et marraine ne sont pas cultivateurs dans le Lot-et-Garonne. Les imposteurs pullulent, la saignent à blanc.

Elle danse. Je l'applaudis quand ses bras pleurent sur Chopin et fixe le plafond à l'instant du trébuchement. Elle me nourrit quand j'ai faim, quand elle imagine que j'ai faim, me donne un billet quand j'ai lu tous mes livres. Alors, en échange, je dois l'appeler Mademoiselle devant son vieil époux, ses grandes filles.

En juillet, deux dogues bleus nous précèdent sur des plages brûlantes. Ici, elle m'embrasse beaucoup; ses lèvres sont fines comme des lames de canif. Au retour, je lui tends le miroir, lui parle de la panse de son vieil époux, du teint diaphane de ses grandes filles, de leurs yeux sans mensonge.


M25 n°118/120, "Stars", mars-avril-mai 1987

Le 121è jour

Michel Valprémy



Le Dépli n°28, "La reine des guêpes", septembre 1986

D'où vient le jeu (inédit, 1981)

Michel Valprémy







Devoir de vacances (inédit, 1983)

Michel Valprémy

                                                                            L'Ormeau le I Juillet,                            


Monsieur,


Ce matin, au réveil, le soleil caressait mon lit. J'ai repoussé le drap pour mieux goûter la chaleur des rayons sur mes cuisses nues. Mon grand polo bleu (celui que vous aimez, vous me l'avez dit la seule fois que vous m'avez abordé; je ne me souviens pas d'une autre phrase ni de votre main dans la mienne, de votre paume sur mon épaule), mon grand polo bleu se soulevait à hauteur de mon ventre et je pensais à vous. Je contractais mes muscles périnéaux (j'aime cet adjectif, je l'ai appris récemment), le polo se tendait, se plissait comme le ciel ou la mer d'une affiche publicitaire. J’ai fait l'endormi, mes parents se préparaient pour la messe. Après leur départ je me suis levé et, sur la glace de l'armoire, j'ai écrit votre nom avec un morceau de savon. Je sais où vous habitez, je vous ai suivi hier jusqu'à votre porte Monsieur le Juge (j'ai lu votre plaque bien astiquée).Vous aviez l'air triste, votre cou paraissait si court soudain que je ne distinguais plus vos cheveux gris entre le revers de votre veste et ce chapeau un peu ridicule qui ne vous quitte jamais. J’avais envie de vous tenir le bras pour vous aider à monter les marches de votre perron, mais j'ai ramassé un fragment de tuile pour le jeter dans votre direction. Aujourd’hui je regrette de vous avoir manqué.
Cela fait presque trois mois (les marronniers étaient drus) que chaque vendredi après-midi, à quatre heures, vous attendez assis sur le banc du square lisant votre journal. Hier donc, le dernier jour de l'année scolaire, pour vous, je portais mon polo bleu, j'avais aussi emporté mon peigne, j'ai attendu que toute la classe sorte pour me recoiffer, lisser ma mèche. Quand je suis passé devant le banc, comme à votre habitude vous n'avez pas détaché le regard de votre journal. Je me dirigeai vers la rivière (dépassant le coin des baignades) jusqu'au Pont des 4 Chemins. Je me retournai plusieurs fois, je savais que vous marchiez derrière moi. Je ralentissais le pas, cueillais des fleurs que je mâchonnais quand vous vous arrêtiez pour parler à quelqu'un. Vous en connaissez du monde Monsieur le Juge ! Cette promenade dura longtemps, une heure peut-être. Je redoutais l'apparition d'une brume, la montée imprévue d'un orage. Je me suis dévêtu près de l'ancien lavoir déserté depuis longtemps et, en maillot de bain, je m'étendis en pleine lumière. J'ai fermé les yeux jusqu'à 1a première ombre..Vous étiez toujours là, votre chapeau flottant au-dessus des joncs. Mon cœur tapait si fort que je croyais entendre trembler la terre. Alors, sans me redresser j'ai ôté mon maillot, ouvert les jambes dans votre direction et rabattu mes genoux sur mes épaules. J’avais peur mais j'étais sûr de vous faire plaisir. Vous êtes parti brusquement. Rhabillé en toute hâte je vous ai suivie…
Vous ne me croirez sans doute pas mais j'aurais pu tout aussi bien me jeter dans la rivière pour y mourir. Ce n'était pas la honte qui me poussait ni la vengeance, non, mais la déception qui "vous" obsède après un pacte inabouti, une promesse brisée.
Voilà, je crache sur le miroir, efface votre nom. Ce soir je prends le train pour les vacances annuelles au bord de l'océan. A la rentrée je ne retournerai pas au lycée et le square n'existera plus. Je vais glisser moi-même cette lettre dans votre boite, j'espère que vous serez le premier à la lire. Adieu.

P.S. Ci-joint un morceau de mon polo bleu. Je vais le brûler à l'instant 

samedi 12 mai 2012

Dernier regard sur le nageur

Michel Valprémy



La couverture puce n'enveloppe pas le corps, elle le survole et le cache. On ne voit pas le poitrail, les mamelons trop proéminents, ni les cuisses toujours fermes ni le bedon. On ne voit pas le sexe que le sel glacé crispa. Le maillot est perdu, fétiche des sirènes. Une main pend, molle, rosée, inutile au sommeil des amants, aux soupirs de l'inceste. L'anneau a glissé, soutiré. A ras des cils, un garçon tranquille baise le blanc craquant des joues, peau de chandelle, pelure d'oignon. Autour des lèvres, le bleu, le bleu limaille, durcira son spectre trois jours et douze heures encore. La bouche sécrète des filaments de mangeaille peints au quinquina. Quelques silhouettes topless butinent à la fenêtre. Une femme connue mange sa robe. Le garçon sérieux darde la langue, étale sur le front des gouttelettes amères comme un crachat jaloux. Des mâles courtois, galonnés, pincent l'épaule de 1'orant et couvrent la face. Derrière le brancard, le jeune homme serein fixe un crâne (touffes gluantes, entrelacs spaghetti, varechs en rinceaux), un crâne tonsuré, une pierre huilée, mouillée de bave, des larmes du vertige, sueur des lits d'été, grumeaux des pollens quand on éternue. Au centre, du cuir fendu, grillé, suinte une sauce purpurine, écumeuse. Est-ce la friction des sables ? Le venin des méduses, des mollusques fouisseurs et terribles ? Le segment denté d'une épave ? Au plus vite, après avoir jeté l'anneau, le garçon paisible déguste une tartelette aux myrtilles, très juteuse.


Electre, "Blason du corps mouillé", 1986

L'aveu

Michel Valprémy



LPDA n°13, novembre 1984

Déficit

Michel Valprémy



Les aucuns sont mortz et roidiz ;
François Villon.

Pour :
x. x. x. x. x.
x. x. x. x. x.
x. x. x. x. x…


à petits pas, à pas comptés, car le temps ne griffe plus l'émail fendillé des pendules, à pas de loup ( quand on en parle ), mon loup, mon gros, mon p'tit, ma louloutte, il faut aller, on sait depuis toujours que des nains très mous, très coriaces, habitent les éponges, les lichens d'hiver, l'entre-deux des garçons, des nains bottés, palmés, en capuche, en scaphandre élastique, aller, glisser comme une vieille clouée à son caddie, joyeuses jadis les poussettes des frairies agricoles, une vieille qui perd ses eaux, ses cheveux à poignées, glisser, traîner savates d'une feuille morte et jaune à l'autre, rouge, tavelée, grignotée, les poussettes des premiers-nés, ô fils de nos viandes folles, de nos gâteaux de chair! tâtonner, tanguer du fauteuil au muret, les patineurs sonores, ces biches à roulettes, casquette haute saluent le trépassé, à la une la mort lente, l'issue fatale, d'un incroyable courage, seconde après seconde, s'asseoir à demi sur ses os, inspirer, soupirer, laper le ciel liquide, le dernier jus, le vin sucré des trempettes, sur la pierre dure malgré la mousse, le feu du ciel, le muret, les arrosoirs d'été, une image encore, la première à venir sous le papier d'argent, un zèbre d'Afrique, un volcan cracheur, onze footballers, un pygmée tout nu, grand-mère dans sa jeunesse, son nom soit sanctifié, son mouchoir gras, son parapluie, et tutti chianti comme disait le cousin Chiche, chiche qu'on s'embrasse, qu'on se mouille la bouche, chiche qu'on le fait debout, sur l'estrade, le prie-dieu, dans les coins, dans les foins, des nains hirsutes qui vivent sous la langue, dans la poche des joues, dans le méat du monde, des nains velus qui nagent en eaux troubles, rallies d'enfer, grands 8, circuits sanglants, chiche que t'en crèves, cache-tampon, courses en sac, attrape-moi nigaud, toussoter, crachouiller, frémir quand les pigeons fracassent les corniches, nos patineurs casquette basse culbutent en riant, vomir le lait, la figue nouvelle, une heure de sueur pour la cueillir, l'éplucher, vomir la chose, l'alphabet du désastre, dedans, K.O., gros lot, les majuscules d'apothicaire, par hasard, un pour mille, quitter le muret, la brise est un rasoir, se déplier en rêvant d'ascenseur, de ressort à boudin, lâcher les fourmis, lâcher les nains, un guerrier de théâtre défiait les grands brasiers du camp, enfant déjà comme un cabri au-dessus des moutons, des barrières, au-dessus des comptoirs, reculer, vaciller, les torches épuisées, la chandelle morte, s'écraser, plus de lune, ramper, araignée de douleur, jusqu'à demain, jusqu'au mieux, au moins, gravier du soir, espoir


Décharge n°74, septembre 1993

De M. à S. (inédit, 1984)

Michel Valprémy


I

c'est venu comme ça ce matin une tache infime un grain de rouille sur la peau du poignet droit il n'y avait pas beaucoup de soleil les rideaux ne tremblaient pas dans le pré voisin un cheval en rut criait comme un homme qu'on égorge 

S. m'a raconté hier l'accident de H. l'agonie de H. le crâne enfoncé l'œil pendant la jambe arrachée le coma la vieille femme hystérique vautrée sur le cercueil S. ne pleurait pas elle écaillait le vernis de ses ongles c'était la première fois qu'elle les peignait elle ne portait pas son collier vaudou elle parlait de malédiction ou c'était ce que je voulais entendre il ne me fallait pas une explication un responsable je m'obstinais à ne pas la rassurer la rabrouais quand elle disait que c'était injuste à vingt ans qu'il eût mieux valu que ce fût elle ou sa mère qui d'ailleurs n'en a plus pour longtemps à force de boire de prendre des barbiturique sa mère qui devient folle vulgaire elle autrefois si belle élégante les bijoux les robes du soir les fourrures les cocktails les boucles dorées de ses chaussures sa mère si cultivée qui ne lit plus qui emplit ses placards de bouteilles de whisky qui s'enferme dès septembre parce que le vent la fait tomber la pluie la neige lui glacent les os qu'aucun muscle aucune graisse ne protègent sa mère qui 

ma main droite recroquevillée sur le drap je lui ordonne en vain de se détendre de s'étirer je lui commande en vain de me gratter le nez l'oreille de me pincer le sein gauche de me caresser le ventre 

vaut mieux crever à vingt ans vaut mieux même si on n'a rien écrit même si on n'a pas vu Venise même si on n'a pas léché la peau de ceux qui disaient oui d'avance qui auraient payé pour ça fallait prendre des précautions quelques amulettes attention cédez le passage tu freines dans les tournants tu fais bien cuire la viande de porc tu ne te rases pas debout dans la baignoire à moitié pleine ou a moitié vide tu n'encules pas la première personne qui passe regarde où tu mets les pieds la plage est minée le fusil du voisin est chargé tu sais les cerises du marché sont plus grosses et plus juteuses merci même tu es gentille tu m1aimes bien toi tu es si bonne avec moi ne crains rien ce n'est pas l'heure il fait si beau je suis sûr que ce n'est pas l'heure je n'ai pas mal aux dents la fille du garde-champêtre m' a donné un ruban je sais elle est trop grasse elle me dégoûte un peu on dit qu'elle ne se lave pas mais elle va ce soir me montrer sa fente elle me l'a promis pour rien peut-être qu'elle me laissera y mettre le doigt des petits cailloux la pointe de mon canif des miettes de pain ou mon nez je ne vais pas mourir ce serait idiot si près du but 

le grain de rouille gonfle grain de riz grain de café dé à coudre œuf de pigeon il change de couleur du bistre au vert caca d'oie l'œuf de pigeon s'étale œil de cyclope carapace de tortue aile de papillon il sourit grimace crache des flocons de laine un venin inodore 

même ne te prive pas de manger j'ai dit ça pour rire pour t'embêter pour que tu me fasses tes petits yeux cruels pour que de rage tu frottes tes deux chicots l'un sur l'autre pour que tu te venges sur le chien ne te prive pas de manger pour me faire pitié pour que je t'oblige à t'asseoir pour que je verse moi-même un peu de vin dans ta soupe et puis ça suffit tu peux bien mourir de faim et de chagrin c'est de ton âge tu le répètes sans cesse alors qu'est ce que tu attends tu vas nous faire le coup à Noël en pleine fête par un temps à ne pas mettre un chat dehors tu nous vois au cimetière claquant des dents la goutte au nez tous nos jouets neufs à la maison tu pourrais mourir au bon moment tout s'use regarde l'éponge sur l'évier tu as toujours été vieille toujours chiffonnée noueuse ronceuse tu as toujours senti la fumée la bouse de vache décidément Dieu déconne avec les pendules ce n'est pas un bon horloger comme Louis XVI on lui pardonne l'erreur est humaine il faut faire pénitence mon fils à genoux sur la règle bonnet d'âne fessée cul à l’air on meurt jamais à l'heure ou trop tôt ou trop tard il y a des cercueils à peine plus grand que des boîtes à chaussures il suffit d'un pas pointure 42 pour écraser 57 fourmis alors les bombes tais-toi on meurt parce qu'on meurt tu comprendras plus tard mais mais mais si on meurt trop tôt on n'a pas eu le temps de comprendre tais-toi porte-moi une chaise verse le vin c'est le mystère de la mort c'est comme le mystère de la vie avec un peu de chance entre les deux tu auras droit au mystère de 1’amour 

ce n'est pas douloureux une anesthésie agréable la main droite noire brûlée purulente je me dis que je vais pourrir lentement qu'on a été trop bon jusqu'ici avec moi que rien de mieux ne pouvait m'-arriver que c'est bien mon tour il me reste quelques heures quelques jours pour te raconter mes fausses histoire vraies le mystère de l'amour si elle me montre sa fente je lui donne mon écharpe rayée si elle me laisse me servir de mon couteau je ne tordrai plus le cou des mésanges ne crains rien même je ne vais pas mourir aujourd'hui je tousse un peu ce n' est rien j'ai déjà prié quand j'avais la fièvre et si elle me laisse y mettre mon nez


II


ma main droite va mieux merci pâle et transparente une main à la Marie Duplessis une main dévoyée qui se refait une santé elle n'en finit plus de bouger de gesticuler un moment d'inattention et voilà il est trop tard un doigt dans le nez dans l'oreille dans la bouche là où ça saigne toujours un peu près du bridge 

si je n'exerçais pas un pouvoir despotique sur la main gauche la droite la rescapée la convalescente elle n'en ferait qu'à sa tête tripoterait tout ce qu'elle trouve elle volette plane et fonce directement entre mes jambes je dois être vigilant une fois de temps en temps ça va ça n'a jamais tué personne ça décrispe quand plus personne ne vous touche (pas le moindre effleurement d'un passant ordinaire) mais à table ou devant le facteur devant ma mère et les enfants de mes frères c'est incongru indécent alors la gauche la maladroite celle qui secoue à tort et à travers qui ne sait pas garder le rythme qui se fatigue trop vite alors la gauche la jalouse la fausse innocente elle fonce toutes griffes dehors déchire la bourse la droite qui prend des airs de sainte-ni-touche pianote sur mon genou regarde ses ongles la gauche n'y va pas de main morte 

S. je ne vous raconte pas ça pour vous faire sourire je ne raconte pas n'importe quoi tout ce qui me passe par la tête je ne cherche pas à vous amuser bientôt sans doute je vous ferai pleurer enfin je l'espère mais aujourd'hui ce que je dis c'est presque la vérité vraiment presque tenez savez-vous qu'avant d'ouvrir votre lettre ce matin ma main droite était heureuse gaie virevoltante chantante je la laissais faire j'avais par précaution glissé la gauche la mendiante la championne du ring dans un gant en caoutchouc je ne suis pas fétichiste je n'avais rien d'autre sous la main un vieux gant oublié par Mauve il y a deux ans ma droite se sentait plus libre et moi aussi rien ne me pressait le facteur était donc passé il n'y avait plus de risque de hasard possibles seule votre lettre à ouvrir je me recouchai nu la droite s'élevait gracieuse dessinait des arabesques des circonvolutions pointait son index vers le plafond désignant un je ne sais quoi une étoile un insecte que je ne voyais pas la main droite de ma même agonisante montrait ainsi quelque chose mais je ne vais pas recommencer à vous parler de ma mémé je me relevai m'habillai j'ouvris votre lettre et décidai sur l'heure de vous répondre ma droite s'emballait dérivait quittait la page elle écrivit sur la table sur les dictionnaires sur le pied de ma chaise sur les tapis les murs et même ultime provocation sur le caoutchouc de la gauche que je n'avais pas libérée jamais je n'ai autant souffert (vous savez que ma jambe gauche est mauvaise) j'étais obligé de suivre j'étais incapable de contrarier ma main droite après l'épreuve qu'elle venait de subir la position accroupie provoqua des douleurs infernales ( pour ce qu'on en peut savoir ) mais quand vous reviendrez chez moi vous verrez tous ces gribouillages sur les plinthes on croirait des hiéroglyphes des signes cunéiformes ce n'est pas désagréable pour à l'œil mais nous reparlerons de l'œil 

S. vous avez un avantage sur moi de meilleures raisons votre main gauche fut tordue cassée dites-moi il voulait jouer cet homme avec vos doigts il n'a pas su s'arrêter il croyait vous entendre rire il ne savait pas faire la différence entre le cri et le rire quand les os craquèrent il pensa que vous le faisiez exprès je suis sûr qu'après il a embrassé votre plâtre vos genoux vos pieds aussi vos chevilles intactes après il a essayé de vous faire l'amour et vous n'avez pas dit non je NOUS reconnais bien là j'ignore tout-e- de l'état de votre main droite vous êtes pudique et je suis patient n'ai-je pas attendu un an avant de vous demander d'enlever vos lunettes avant de vous prier de les enlever vos lunettes fumées je subodorais — c'est un verbe que je vous emprunte ~" ce qui se passait derrière ces verres teintés j'imaginais du bleu d'abord du bleu beaucoup de bleu du bleu avant tout oui mais quel bleu je pensais à Luca Della Robbia à des tessons de bouteille à la mer des Caraïbes à votre chat siamois vous auriez pu faire attention montrer vos yeux un par un non tout de go les deux à la fois c'était aveuglant vous devez me comprendre j'étais jaloux je vous le confie aujourd'hui car aujourd'hui je peux vous regarder en face sans vous voler vos lunettes fumées j'étais jaloux on m'avait dit là-bas que mes yeux et la lagune étaient de la même couleur mais ce n'est pas le moment de vous parler de la lagune


III


je vous ai vue S. vous êtes une maladroite servez-vous de votre main droite et faites un effort oubliez la gauche c'est insupportable vous renversez tout la casserole le chou-fleur la confiture de figues (il en reste sur la manche de votre peignoir fuchsia) je vous ordonne d'aller regarder sous le canapé vous trouverez des grains de raisin je les ai poussés du pied pour ne pas voir la honte dans vos yeux bleus si bleus maintenant je vous le dis qu'allez-vous devenir si par mégarde pour jouer on vous casse le poignet droit


Inédit, octobre 1984

La surprise

Michel Valprémy




LPDA n°52, août 1985

Croque au sel

Michel Valprémy



Aujourd'hui, il est sûr de son fait ; mon inappétence, voire mon dégoût de sa personne, fondront comme neige au soleil. Il sera mon soleil. Il joue là son va-tout, sa dernière carte, la bonne. 

Ce pique-nique au bord d'un lac que je ne peux connaître me semble une balourdise digne de son esprit simplet. La compagnie m'importune dans un site inexploré, je ne me nourris jamais à midi, j'abhorre les eaux mortes. 

Il dépose le panier, il a oublié la nappe blanche promise. Je ne dissimule pas ma déception ; je fixe la surface de l'étang — espérais-je des friselis d'un bleu glacé ? —, cette soupe saumâtre, inerte, qui, inévitablement me soulève le cœur. 

Pour éviter de le chagriner, je tempère mes nausées, mes aigreurs, en respirant un mouchoir parfumé au tilleul. Puis, sans plus attendre, le dos tourné à la rive, je m'assieds tout bonnement à même l'herbe roussie. L'ombre est maigre, hésitante, la lumière clignote sur les provisions, une quantité considérable, une qualité supérieure, c'est-à-dire trois fois rien plié dans du panier journal. 

Il me demande la permission de se mettre à son aise. Il est vrai que la chaleur nous oppresse ; je dois ajuster mon chapeau. Une odeur quasi compacte de mangeaille, je reconnais — facile ! — l'ail, le hareng, le camembert, manque de me faire rechuter. Le tilleul me sauve la mise pour la seconde fois. 

Je n'en crois pas mes yeux, il est nu, scandaleusement nu, nu comme la main, accroupi, sans gêne, là, en face de moi. Je ne l'imaginais pas si costaud, la carrure surtout, et si noir qu'on dirait un gitan. Il porte un tatouage sur le biceps gauche, une callipyge en bas de résille et talons hauts ; c'est rédhibitoire, il a tiré une basse carte, il a perdu. 

Je refuse la gourde, le gobelet en matière plastique rouge. Il boit au goulot, la nuque renversée à l'excès. Il déglutit avec avidité, laisse entendre des gargouillis épouvantables ; les va-et-vient frénétiques de sa pomme d'Adam trop saillante m'hypnotisent et me répugnent. Le vin déborde, coule dans ses narines, ruisselle le long de son cou, dégoutte sur le torse velu. Il s'essuie d'un revers de main, fait claquer sa langue et pousse un long soupir dont le bouquet empoisonné réduit à néant les effluves pourtant persistants de mon mouchoir. 

Après cette libation immodérée, il décide de passer aux "choses sérieuses". Négligeant les amuse-gueule, les entrées, les crudités jetés en vrac entre nous, il s'empare d'un sandwich aussi large que sa cuisse et bâfre comme un clochard découvrant au petit matin les reliefs d'une noce. J'ai beau me remémorer mes dîners fins, mes soupers aux chandelles, d'exquises collations, passer en revue les bisques, les champignons en coquilles, les salmis de bécasse, les timbales de queues d'écrevisses ou encore les gelées de groseille, les polonaises au marasquin, les babas, les pâtes de coings, rien n'y fait, je suis noué, l'appétit ne vient pas. 

Un casse-croûte après l'autre, il dévore, ne prend pas le temps de chasser les mouches qui l'assaillent. Sous la morsure, les tranches de pain béent ; apparaissent des saucisses à la moutarde, des rillettes, du jambon cru accompagné de beurre fondu et de cornichons, des viandes très grasses qui jutent, s'échappent de leur étui pour aller s'écraser, au petit bonheur, en contrebas. 

Il bâille à se décrocher la mâchoire — ce qui pourrait arriver après une mastication si fébrile — puis, sans la moindre discrétion ou quelque soupçon de bonne éducation, il se cure les dents avec un fétu de paille. 

Il veut maintenant "piquer un petit roupillon". La mesure est comble ! Il s'étire, s'allonge croise les bras sur son front. En moi, la colère gronde ; je devrais le punir et m'enfuir, l'abandonner pour toujours à son triste sort, à sa petite vie. 

Malgré la légèreté de mon costume de lin, je transpire, j'étouffe. L'extrême vacuité du paysage — un arbre, de l'eau — m'accable. Le corps maculé de traces huileuses, parsemé de grains de mie, de fragments de charcuterie, il dort, sans pudeur, cuisses ouvertes, sexe raidi, au grand soleil. 

Faut-il attendre la fin de son rêve ? Faut-il que je subisse cet ennui ordinaire et ce spectacle indécent jusqu'à la lointaine tombée du jour ? La défaillance me guette. Contre tout usage, contre mon désir même, mes doigts saisissent une tomate, la plongent dans le cornet de sel et la portent à ma bouche. Une liqueur chaude, à la fois amère et sucrée, gicle sur ma langue, arrose le fond de ma gorge. J'avale. Mon pantalon, ma chemise sont tachés ; je les retire, les jette dans le lac. Le ventre brûle et le cœur cogne. J'ai faim, tellement faim ; j'engloutirais le monde. Je mange les radis, les harengs, bouffe les trognons, les rognures, tout ce que je peux trouver ; je lèche les pages des journaux, broute l'herbe, rien ne me rassasie. Restent les miettes sur sa peau, dans son buisson. Je picore, fouille du groin, renâcle, je suis un chien truffier, une truie, un ogre. Je l'entends gémir et rire. J'ai faim.


M25 n°109/112, "Et pour l'amour", septembre 1986

Coucouche panier

Michel Valprémy



II m'avait vu de loin. Il m'avait reniflé de loin ; c'était facile avec le vent qui venait de la mer. Nu, il se mit à bondir au-dessus des dunes. Il faisait le beau déjà, le costaud de pure race. Sur ma couverture écossaise, je frissonnais un peu ; à cause du bain ; pas un poil de sec, ni les boucles sur la nuque, ni les frisettes en haut des cuisses ; à cause de la surprise aussi ; un tel molosse dans le soleil couchant, un tel spectacle, ces entrechats, ces clowneries, après des jours et des jours d'ennui, de liberté et d'ennui, sans maître à poigne, sans commandements (debout ! couché !), sans désobéissance, sans le moindre petit os à ronger. 

Mon chien fou — c'était le mien déjà — n'en finissait pas de zigzaguer, cabrioler, pirouetter, de plus en plus près, à cent mètres, A, cinquante, de plus en plus près, quelques enjambées, dix, douze peut-être. Je jouais la belle endormie et cachais mes yeux sous les franges de ma couverture écossaise. N'allait-il pas se calmer un peu, reprendre son souffle et, brûlant, transpirant, se blottir avec moi, contre moi, dans ma niche de pure laine, là, sans bouger, sans broncher, jusqu'au matin nouveau, jusqu'aux premiers froids, sage, sage, doux et sage ! 

Qu'attendait-il pour réclamer son dû, sa place, sa petite place, toute la place ? On serait seuls et perdus, on ne le serait plus. On jouerait chacun son tour à qui gagne toujours. Mais la nuit tombait et c'est moi qui perdais pour attendre. J'étais bien forcé de relever la tête et de tordre mon cou. Un pied posé sur la carcasse éventrée d'une pinasse, il regardait au loin, vers le phare. Dans la découpure de ses cuisses, pendaient, lourdes et noires, les hosties d'un briard. Il pissait face à la mer, il arrosait la mer. C'était bien ; ça lui venait sans crier gare. 

Je voulais prendre le temps d'admirer son collier d'or, le temps de lire son tatouage, de carder sa toison, de jouer croc contre croc et d'échanger nos baves. Je voulais l'entendre aboyer mon nom. J'étouffais. Toute la plage entrait dans ma bouche, dans mes narines. Sa grosse patte n'y allait pas de main morte. Je crus un instant que la mort était friable, qu'elle sentait l'iode et la sueur du soir. Il m'emboutissait, il me pilonnait, il me trouait de part en part. Ce maudit bâtard m'emplissait comme quatre. Malgré mes douleurs, malgré mon inconscience, je pensais qu'à cette heure j'étais encore chançard ; dans ce qui me restait de clarté, je redoutais qu'un promeneur solitaire ne vînt nous jeter des pierres, des coquilles tranchantes, et je priais, je priais pour que le dernier enfant bâtisseur, désespéré devant les ruines amollies de son château, n'eût pas le courage de plonger son seau dans l'eau glacée, le courage ou le culot vengeur de nous doucher, de nous décoller à jamais.


VR/SO, "Des chiens", décembre 1992

Cou coupé

Michel Valprémy



"cou coupé" ?

la marge est brève au front
de l’antilope
mâle trop gracieux
la flèche, perce                                                      rivale cornue
CRUEL ZENON


    COURT
       chie

        quelque tribu offensée

                          un dieu mutilé ithyphallique


les frères sérieux et doux
    comme le singe qui fut cap-
    tif


Inédit, été 1985