samedi 12 mai 2012

Croque au sel

Michel Valprémy



Aujourd'hui, il est sûr de son fait ; mon inappétence, voire mon dégoût de sa personne, fondront comme neige au soleil. Il sera mon soleil. Il joue là son va-tout, sa dernière carte, la bonne. 

Ce pique-nique au bord d'un lac que je ne peux connaître me semble une balourdise digne de son esprit simplet. La compagnie m'importune dans un site inexploré, je ne me nourris jamais à midi, j'abhorre les eaux mortes. 

Il dépose le panier, il a oublié la nappe blanche promise. Je ne dissimule pas ma déception ; je fixe la surface de l'étang — espérais-je des friselis d'un bleu glacé ? —, cette soupe saumâtre, inerte, qui, inévitablement me soulève le cœur. 

Pour éviter de le chagriner, je tempère mes nausées, mes aigreurs, en respirant un mouchoir parfumé au tilleul. Puis, sans plus attendre, le dos tourné à la rive, je m'assieds tout bonnement à même l'herbe roussie. L'ombre est maigre, hésitante, la lumière clignote sur les provisions, une quantité considérable, une qualité supérieure, c'est-à-dire trois fois rien plié dans du panier journal. 

Il me demande la permission de se mettre à son aise. Il est vrai que la chaleur nous oppresse ; je dois ajuster mon chapeau. Une odeur quasi compacte de mangeaille, je reconnais — facile ! — l'ail, le hareng, le camembert, manque de me faire rechuter. Le tilleul me sauve la mise pour la seconde fois. 

Je n'en crois pas mes yeux, il est nu, scandaleusement nu, nu comme la main, accroupi, sans gêne, là, en face de moi. Je ne l'imaginais pas si costaud, la carrure surtout, et si noir qu'on dirait un gitan. Il porte un tatouage sur le biceps gauche, une callipyge en bas de résille et talons hauts ; c'est rédhibitoire, il a tiré une basse carte, il a perdu. 

Je refuse la gourde, le gobelet en matière plastique rouge. Il boit au goulot, la nuque renversée à l'excès. Il déglutit avec avidité, laisse entendre des gargouillis épouvantables ; les va-et-vient frénétiques de sa pomme d'Adam trop saillante m'hypnotisent et me répugnent. Le vin déborde, coule dans ses narines, ruisselle le long de son cou, dégoutte sur le torse velu. Il s'essuie d'un revers de main, fait claquer sa langue et pousse un long soupir dont le bouquet empoisonné réduit à néant les effluves pourtant persistants de mon mouchoir. 

Après cette libation immodérée, il décide de passer aux "choses sérieuses". Négligeant les amuse-gueule, les entrées, les crudités jetés en vrac entre nous, il s'empare d'un sandwich aussi large que sa cuisse et bâfre comme un clochard découvrant au petit matin les reliefs d'une noce. J'ai beau me remémorer mes dîners fins, mes soupers aux chandelles, d'exquises collations, passer en revue les bisques, les champignons en coquilles, les salmis de bécasse, les timbales de queues d'écrevisses ou encore les gelées de groseille, les polonaises au marasquin, les babas, les pâtes de coings, rien n'y fait, je suis noué, l'appétit ne vient pas. 

Un casse-croûte après l'autre, il dévore, ne prend pas le temps de chasser les mouches qui l'assaillent. Sous la morsure, les tranches de pain béent ; apparaissent des saucisses à la moutarde, des rillettes, du jambon cru accompagné de beurre fondu et de cornichons, des viandes très grasses qui jutent, s'échappent de leur étui pour aller s'écraser, au petit bonheur, en contrebas. 

Il bâille à se décrocher la mâchoire — ce qui pourrait arriver après une mastication si fébrile — puis, sans la moindre discrétion ou quelque soupçon de bonne éducation, il se cure les dents avec un fétu de paille. 

Il veut maintenant "piquer un petit roupillon". La mesure est comble ! Il s'étire, s'allonge croise les bras sur son front. En moi, la colère gronde ; je devrais le punir et m'enfuir, l'abandonner pour toujours à son triste sort, à sa petite vie. 

Malgré la légèreté de mon costume de lin, je transpire, j'étouffe. L'extrême vacuité du paysage — un arbre, de l'eau — m'accable. Le corps maculé de traces huileuses, parsemé de grains de mie, de fragments de charcuterie, il dort, sans pudeur, cuisses ouvertes, sexe raidi, au grand soleil. 

Faut-il attendre la fin de son rêve ? Faut-il que je subisse cet ennui ordinaire et ce spectacle indécent jusqu'à la lointaine tombée du jour ? La défaillance me guette. Contre tout usage, contre mon désir même, mes doigts saisissent une tomate, la plongent dans le cornet de sel et la portent à ma bouche. Une liqueur chaude, à la fois amère et sucrée, gicle sur ma langue, arrose le fond de ma gorge. J'avale. Mon pantalon, ma chemise sont tachés ; je les retire, les jette dans le lac. Le ventre brûle et le cœur cogne. J'ai faim, tellement faim ; j'engloutirais le monde. Je mange les radis, les harengs, bouffe les trognons, les rognures, tout ce que je peux trouver ; je lèche les pages des journaux, broute l'herbe, rien ne me rassasie. Restent les miettes sur sa peau, dans son buisson. Je picore, fouille du groin, renâcle, je suis un chien truffier, une truie, un ogre. Je l'entends gémir et rire. J'ai faim.


M25 n°109/112, "Et pour l'amour", septembre 1986

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