dimanche 24 mai 2009

L'homme tatoué

à Jean Q.


"Tu réussiras, vieux sorcier !"Je pensais à un mage. Mais, c'était trop fort ou trop délicat à prononcer. IL n'était pas vieux. IL avait Le même âge que moi. Ce n'est pas vrai. IL avait trois ans de plus. IL a encore trois ans de plus. Certains matins je veux croire que je suis beaucoup plus jeune. Je me fais peur dès que monte un orage, je frissonne exprès, je vais jusqu'à gémir pour qu'il sache que j'ai peur, que je joue à avoir peur, pour qu'il vienne et me cache Le visage avec ses mains qui sentent L'argile, le ventre des pintades, la fiente des pigeons blancs. Avant-hier nous avions Le même âge, exactement. Pas une minute de plus ou de moins. Bien mieux que des jumeaux. La même peau nous recouvrait. Je portais son ventre un peu lourd, un peu seulement. Il ne doit pas faire trop d'efforts, il a le dos fragile, il faut être patient. Il avait pris mes os, doucement, sans me blesser. Il voulait les voir de plus près, les Laisser blanchir au soleil. Je savais qu'il me les rendrait. "Tu réussiras vieux sorcier !" Je lui ai donné mes yeux, bleus. Il m'a donné Les siens, noirs. On a ri, il n'y avait pas de sang. Ce fut plus facile que ce qu'on veut bien dire. Au début ça piquait un peu, il fallait s'habituer. On y voyait. Pas mieux. Pareil.

Quand nous arrivâmes j'ignorais que nous étions arrivés. Il ne m'a pas touché. Je crois que je ne voulais pas. Je devais me déshabiller. Je Le regardais avec ses yeux, alors je me demandais si je me faisais bien comprendre. Tourné vers un chêne il comptait jusqu'à 147. Ce n'était pas un nombre au hasard ni le rappel d'un jeu d'enfance. Un mystère planait quelque part. Le soleil montait si haut que les arbres perdaient Leur ombre. J'avais envie de Les consoler ou de me coucher à Leur pied. Quand il se retourna je n'avais enlevé que mes chaussettes. J'ai toujours froid aux chevilles même en plein été. Je n'osai pas lui proposer de recommencer à compter. Je faisais semblant de me distraire en suivant des oiseaux que j'imaginais. Je sifflais. Mes yeux me regardaient, je me voyais donc sourire sans méchanceté, sans trop d'aménité. Il fallait bien se décider d'autant plus que la glaise qu'il avait apportée commençait de sécher, de se craqueter. Je ne pouvais pas tout enlever, tout montrer.

J'essayais parfois, la nuit. Curieusement la lune se voilait, les bougies s'éteignaient, un miroir se brisa. Je n'étais pas toujours responsable. Pendant les baignades, dans la rivière, je savais bien me cacher. Personne ne se doutait de rien, ils ne se doutaient pas que je savais bien me cacher. Quand le soir tombait j'aurais bien voulu tout oublier mais je me méfiais Trop excessif je me décevais. Je ne pouvais plus additionner les souffrances.

Je déchirai la chemise. Je n'étais pas très fort. Alors que nous marchions silencieusement vers le bois, il avait glissé dans ma main un canif. Devrais-je me couper le lobe de l'oreille, l'index ou le derrière du genou ? Ca ne me faisait pas peur. Je cicatrise mal. Les voisins s'inquiétaient, après. Ils m'évitaient craignant d'être dénoncés. Seul, j'y arrivais. Je m'appliquais beaucoup. Je ne buvais jamais mon sang au début. Puis, avec une paille que je choisissais méticuleusement. J'en possédais toute une collection. Je ne les utilisais qu'une fois. Je les rangeais dans le plumier de mon grand-père. Sur l'une d'elle une goutte de sang avait séché. Je pensais au coquelicot, au souffleur de verre, au rot de mon neveu. Donc, je prétextai une envie pressante. Caché derrière les buissons j'ôtais mon pantalon. Je ne sifflais plus. Je n'étais pas fier. Il s'avança vers moi me donna un léger coup de poing sur l'épaule comme un encouragement et s'agenouilla. Il fit rouler mon sous-vêtement. Je pensais à une marée de méduse, à un crachat sur une vitre, à un couloir de silex, à des escargots "se rétractant dans leur coquille en bavant à des bouteilles décapsulées, à des tickets poinçonnés, à des volailles évidées.

La salive coula dans sa paume. Il mâchait depuis notre rencontre du matin des brindilles d'arbustes dont j'ignorais le nom. Des globules glauques, des filaments de sang tremblaient dans ce jus verdâtre (il avait sorti une feuille de houx je n'osai pas l'interroger). Il prit mon sexe dans sa main - je crus que l'hiver nous surprenait - et le massa doucement avec la salive. J'aurais donné ma collection de pailles pour que cela fût agréable. Il me semblait que ce n'était pas vraiment ma chair qu'il touchait, elle rétrécissait, se repliait pour pousser à l'envers, dans mon ventre, elle trouait mes intestins, mon foie, mes poumons et peut-être mon cœur. Je sus que j'exagérais quand mon sexe boucha ma trachée et qu'il ressortit de par ma bouche. Il coupa avec ses dents une herbe longue, un peu velue et, à l'endroit de la blessure, de la cicatrice, l'enroula comme un ressort souple jusqu' au rebord du gland granité. Je pensais à une femme girafe, au fil à couper le beurre, à ma jambe coincée dans une canalisation. J'étais à nouveau entier, vêtu. Je me mis à courir, à sauter, à escalader les rochers, à grimper aux arbres, à prendre des poses extravagantes, à mimer un paon, un singe et Maë-West, à grogner, hennir, caqueter. J'eus envie de pisser et de chier. Je m'accroupis sur la bruyère. Il me conduisit à la rivière, me lava méticuleusement avec des gestes lents, précis, obsédants.

Il m'a plaqué contre un gros orme, à pincer la pointe de mes seins, posé ses mains sur mes épaules et appuyé fort, très fort, si fort. L'écorce s'incrustait dans mon dos et mes fesses. Je pensais à la nuit : de noce de ma mère, au vêlage, au buvard de l'écrivain. Il me retourna, ses mains enfoncèrent mes omoplates. Je pensais à la barbe du père Anselme, à des jeux sous l'édredon, à mon premier viol. Je n'étais pas aussi pur que je le disais. Je fumais des queues d'ail, buvais du vin sucré, mangeais la cervelle des lapins. Il me fit allonger, le ventre sur un lit de pommes de pin trop nombreuses et ordonnées pour laisser croire au hasard. Il m'écarta les jambes. Avec mes poings fermés je protégeais un peu mon visage. Il ne me le reprocha pas. Il fit rouler sur ma colonne vertébrale, en partant de la nuque, un œuf d'oie sauvage. Quand je sentis la coquille tiède forcer mon cul j'eus d'abord envie de sourire mais, à la première douleur, mes tempes se mirent à battre et je transpirai. Je pus articuler : "je connais un nid de chardonnerets, il est plein. "Il n'insista pas. Je lui rendis ses yeux et je repris les miens. Cette fois-ci on saigna. On allait trop vite. Je lui crachai sur les pieds et fus soulagé. Chacun son camp.

J'aimais bien ses yeux. Il me les rendra plus tard quand je serai plus vieux que lui (il me laissera gagner une fois). Je lui prêterai s'il le faut mon chat, mon costume d'Indien, ma chambre à air de vélo neuve. Je lui permis de casser l'œuf, de m'en badigeonner le corps. On changea d'endroit. Le blanc séchait «par plaques, crispait l'épiderme. Je rétrécissais, c'était agréable. Il me semblait que toute ma peau se joignait, se soudait. Il n'y avait plus d1 espace, d'organes, de viscères, de pets, de merde. A terre était préparée une vaste Litière avec des plumes de diverses tailles et couleurs, des morceaux de bois, des graviers, des oiseaux en putréfaction, des crânes de mulots, des piquants de hérisson, des peaux de serpents séchées et de la boue. Il m'y roula longuement. Ce fut un peu pénible. Je pensais à la mort du cochon, au crissement de la terre sous les dents pendant la saison des fraises, à la culotte maculée de ma petite sœur. Après, je pus dormir un peu.

Il peignit mes ongles, ceux des pieds aussi, d'une seule couleur changeante, entre le blanc et l'ivoire avec d'imperceptibles reflets rosés. Là, ses yeux me manquaient mais je ne pouvais plus les lui réclamer. On en racontait déjà beaucoup sur mes caprices. Ce n'était pas juste. Je me repliais. Je ne voulais voir personne. Je me cachais. Souvent j'habitais dans un vieux sac qui sentait encore le blé ou la pomme de terre. J'y dormais. Ma tête dépassait, pas davantage. Je restais là, longtemps, parfois plusieurs jours. Un soir je suis venu à table avec mon sac. J'avais fait quatre trous pour les bras et les jambes. Ils ont tous ri C'était mieux comme ça, on ne m'a pas obligé à l'enlever. Ma petite sœur, elle, a pleuré. Puis, un matin, je voulais sortir (je savais que ça ne durerait pas) , alors, j'avais envie de tout et de tout le monde.

Il a tracé sur mon corps des Lignes brisées, ondulées, des ronds, des ovales avec La glaise, des boues aux teintes franches. Je pensais au géranium à La libellule, à mon premier album à colorier, à Buffalo Bill. Je croyais être prêt. Il tressa mes cheveux, les enduisit d'un Liquide gras et parfumé au lilas, à L'encens, à l'algue, au crottin de cheval. J'étais un peu ivre. Ca me chatouillait. Il cerna mes tétons de bleu. Je me mis à bander, un peu. Je n'en étais pas très sûr. Je regardais entre ses jambes : rien. Je me faisais des reproches. J'étais trop exposé. Je voulais disparaître, être recouvert ou emprisonné mais surtout pas libre. Il couronna ma tête d'un casque étrange qu'il avait dissimulé sous Les fougères. Je ne fis que l'apercevoir. Une crête de coq ? une parure de reine ? Il suspendit à mon oreille droite un lourd bijou de fer. Je remuais la tête, des fils crochus caressaient mon épaule. Le soleil déclinait, mes mollets s'ankylosaient. J'avais faim et soif. Je me taisais. Je pensais à des punitions fictives, au coureur de Marathon, à La trachéite de Maria Callas. IL entoura mes fesses d'une sorte de pagne en raphia qu'il noua devant en soulevant mes couilles. Du crin, lié brin à brin sur mon sexe pendaient entre mes jambes comme une chevelure. IL introduisit dans ma bouche un ruban rouge, je Le serrai entre mes dents. Il glissa l'autre extrémité sous L'anneau d'or de sa main gauche. Puis, à l'aide d'un fragment de verre, à plusieurs reprises, il entailla mon ventre, juste sous le nombril. Il me pris par les épaules, me fit tourner sur moi-même. Le sang imbibait mes poils et le crin. Je ne pensais à rien. IL tendit Le ruban et marcha en direction des grottes. J'allais peut-être mourir. Ce fut comme un éclair. Je désirais traverser La rue principale du village.

Interventions à haute voix n°10, Juin 1984

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