dimanche 25 avril 2010

Réveil (détails et fragments)

Michel Valprémy


… une gare, enfin on le suppose. Un lavis sorti du chaos lisse de la nuit, un départ en arpège, en morse (ce qu'il se rappellera). Un sommeil de ruban noir, vierge d'empreintes et de conscience Mais on dit aussi beaucoup de ce qu'on imagine. On compare. Comme, comme si. Des franges d'aube. Un rideau se soulève sur une aurore grise, brumeuse. Ce trou de clarté au loin d'un tunnel obscur. Ce qu'on raconte du passage de la vie à la mort, de la mort à la vie. On se repose, c'est un nocturne plus simple. C'est un rêve. Il rêve… une gare...oui, le ventre bombé d'une verrière. Il a soif. Silencieusement, en lui-même, il réclame un verre d'eau. Il se situe à l'extrémité du pont en U, du côté du quartier aux noms de rues Indochinois ; il se retourne et ne reconnaît pas le décor, trop de treillis en fouillis enjambés par une passerelle grise ; non, elle ne ressemble pas à celle croisée chaque jour du haut du bus qui le conduit régulièrement à son travail. Il a soif. Les hommes s'y cherchent encore, certainement. Ce n’est pas dans son rêve. Un verre d'eau. Il n'a pas vu les marronniers. Quelle saison ? Il est peu vêtu mais il ne fait pas chaud. Un jean très délavé, usé mais net, une chemise ample, ardoise, les chaussures indéterminées. Il paraît plus jeune que son âge réel, dix ans de moins environ, il peut donc avoir vingt ans. Avant de traverser la rue qui, à cet endroit, s'élargit en une fausse place, il s'arrête un instant, pose sa main gauche sur la rambarde fer, ses doigts ne saisissent qu'une masse de lierres tressés, il arrache une feuille vernissée la pressant nerveusement dans sa paume. Il enjambe un égout — c'est un pas de danse — dont l'épaisse grille couronne des prisons souterraines. Aucune alarme. Il glisse. Traînent des tickets de bus, quelques uns orangés, d’autres jaunes ou presque blancs, des reliquats de nourriture, des fruits gâtés, un citron ou une orange dont il distingue la moisissure verte, velue comme un corps d’araignée. Sur le bitume des traces étranges, plus que les lignes du code de la route, plus que les limites des terrains de sports , un ciel d'astrologue avec, en relief, les constellations. C’est un rêve. La soif augmente. Il fait claquer sa langue Sa bouche est emplie de farine, de glu. Il le sait maintenant, il est proche de chez lui, il boira. Il marche au ralenti sur un sol moussu. Aucun véhicule. Personne. Mais le jour croît. Il avance régulièrement. Le point qu'il se fixe, l'angle gauche du mur de son impasse, recule, s'estompe, réapparaît. Plusieurs fois. Il ne se trouble pas. Il est sûr. Il veut boire. Il se penchera sur le lavabo blanc — quelques traces de savon séché collant de courts poils bruns sur la faïence — et dans sa main… Il marche presque raide, lève la tête vers un ciel maintenant pastellisé. Il ne s'y arrête pas. Le robinet d'acier mat résistera, grincera dans sa rotation, un mince filet d'eau s'écoulera, il cherchera un verre, non il se penchera... Le coin de sa "voie sans issue" une murette peinte en un marron très laid surélevée d'une clôture de cannes, transparente malgré l'effort des voisins pour la rendre opaque. Un court arrêt, peut-être, Sur le lilas mauve, sans le respirer. C'est donc le printemps ? Pas sûr. On murmure que c'est un rêve. Au fond de l'impasse beaucoup trop longue — que font ces palmiers dépassant le mur ? — un jeune homme secoue une porte. La sienne. Deux séquences alternent. Une vue éloignée de la scène, approximativement de l'endroit où il se trouve (on ne sait plus s'il avance) et le visage de l'inconnu, en gros plan. Oui, il ne l'a jamais vu. Une bouche charnue, presque violette, excessivement ourlée sous un duvet léger et blond. Sur la déhiscence des lèvres paraît une goutte de salive. Il s'applique. Là-bas l'adolescent tout habillé de noir gesticule, s'acharne sur la poignée. "Mais il va tout me démolir" Ce n'est qu'un rêve. Vraiment, Les yeux si bleus, une céramique, perçants sous l'accent doré des sourcils, toute la peau étrangement mate. Tu dirais "l'Ange du Mal ou la beauté du Diable" quelque chose comme ça. Une cicatrice courte, fluide, sous l'arête de la pommette. La silhouette obscure s'arc-boute à la porte puis s'agite comme un pantin électrifié. Les cheveux cendrés renvoient la lumière. "Est-ce l'aura des Saints ?" Il avance, les constructions s'effacent, roulent sous ses pas graviers et cailloux. Une odeur de viande fraîchement tranchée, de tripes et de sang, alourdi la douceur de l'air matinal. Que se passe-t-il exactement ? Ils vont se croiser. Il veut lui parler, le retenir, lui ouvrir, le rassurer, l'inviter, le toucher. Eloignés. Il tend peut-être un bras. Il a mal. Le jeune homme se retourne à plusieurs reprises, sans sourire si. Il n'a plus soif ou il n'y pense plus. La clé est dans la serrure. Alors pourquoi tout ce remue-ménage ? Il fait si doux soudain, on s'y baptiserait il observe toujours le garçon qui s'est arrêté et le regarde fixement. Il fait un geste d'appel. En un éclair l'inconnu l'a rejoint, bousculé — vraiment, la beauté. Il est tombé, raide, la tête heurtant violemment le ciment du trottoir. Il n'a pas mal, il ne voit que ses doigts introduits dans la braguette entrouverte du jeune homme qui rit aux éclats. Il distingue nettement la ligne de poils clairs descendant du nombril jusqu'au sexe caché. Une déflagration interne secoue son corps. Un aller-retour de mercure. Une explosion de caoutchouc dans la poitrine. Une herse se lève, un déclic magnétique. Clap. Une autre lumière, plus diffuse encore. Entre chien et loup. Où est-il ? Et l'histoire achevée. La soif. L'œil bleu. La braguette. Un réveil. Il a compris, dans un circuit pâteux de pensées informes, avortées. Il a refermé les yeux. Un clignement. Il n' a rien vu des murs. Et, il tire le songe. Mais la conscience s'organise. Des images flottent, fuyantes, puis s'agglutinent comme un essaim. Une suite à l'histoire; il la veut. C'était si bien; ce qui aurait pu arriver. Il remonte le drap, soulève les couvertures, du fond du lit roule une bulle de ses odeurs. Au chaud. Au chaud. Il est bien. Il se le dit doucement. Récupérer le rêve. Au chaud. Le rêve. Garçon. Chaud. Si bien. Récupérer le rêve. Garçon. Ils se retrouvent dans la chambre, une obscurité bleue ça c'est sûr, le jeune homme pantalon baissé. "Il faut que je me lève !" Succession de scènes et la raideur matinale au centre du corps, une douleur superficielle, lancinante. On se croirait dans une séance de projection de films underground à l'automne 67. Chair rouge, plus que hâlée. Œil dans l'entrefesse. Il lape. C'est lui à genoux, jambes écartées, la tête sous le traversin, offert comme l'animal à la bouche avide, lente et dure. Le jeune homme n'a plus de visage. Tous les corps, mince et blanc, lourd, gracile ou trapu, lisse, velu, chaste et obscène. "Il faut que je me lève!" Il engouffre un sexe cerné de plis, preuve contre sa blessure, son membre raboté. C'est toujours pareil. Il le sait. Il cherche en vain à lier les différentes séquences, pour se souvenir, pour adoucir aussi les images (une trame plus romanesque). Il reprend le scénario au début : la ligne de poils clairs descendant du nombril. Il se dresse la joue égratignée par les graviers, il se tient la tête mais il ne souffre pas Le garçon sourit "que je me lève !" Il lui ouvre la porte, vieille, dont la peinture verdâtre s'écaille. Ils n'ont pas le temps de gravir l'escalier étroit, obscur, recouvert d'un linoléum gris. Nudités encore, nocturnes. En grappes et paquets. Salives et coïts. L'escalier : "Ne te frotte pas contre le mur, tu vas te salir !" Au-dessus de son visage deux couilles grosses comme des grenades brunes ballottées dans leur enveloppe épaisse et molle. Plus haut une main puissante branle une queue de blagues, d'anecdotes de bar, énorme et violacée. Il ne voit que ça. Le va-et-vient mécanique, huileux. Il attend la semence chaude, la source." tu vas te salir !" Du plâtre à terre. Un cul rosé, glabre en gros-plan. Ses yeux le démangent, au coin surtout." Je vais encore avoir de ces poches !" Les pieds glacés recroquevillés l'un sur l'autre, les mains jointes glissées entre ses cuisses; il dort en chien de fusil, toujours. On s'en amuse, on s'en plaint quelquefois. Qui croirait qu'il fait froid ? Quelle saison ? Il ne sait pas encore. Donc, rosé glabre. C'est un homme âgé qui le dévêt lentement avec une satisfaction éblouie des ravissements dans les mains, des sourires de merci. Le slip glisse sur ses hanches, le sexe paraît, assez tendu pour, dans l'obscurité, donner l’illusion d'un membre complet ; plus haut il se mord les lèvres (et son front toujours sue). Il ne veut pas être rejeté. Pour ça. Il avait 8 ans. Ses camarades de jeux, docteur et malade chacun son tour, ne voulurent plus l'ausculter le toucher. Il leur affirma "C'est normal, c'est pas une maladie, c'est pas contagieux". Rien n'y fit. Ce gland trop rose, tuméfié, rabougri, avait de quoi épouvanter. L'exemple du frère ne fut pas un secours. On rangea tout. On commença de se déshabiller en se cachant. Mais l'homme se précipite et l'avale. "Oui je pourrais faire l'amour, enfin me laisser aimer, par pitié, enfin c'est pas tout à fait ça, combler celui qui en est privé. J'ai connu ça au départ. Peut-être était-ce moi qui me faisait pitié." Bord d'un canal à la sortie du lycée, l'homme boitait, effrayé d'un rien, ses doigts tremblaient. Le sperme coulait sur l'écorce des arbres. Ce n'était pas si simple. Quel dégoût ensuite ! L'âge où il se recommençait, Grand Sage, Pur Apôtre, plusieurs fois par jour. Il suffisait de bien se laver les mains. Il va se lever. Dernier écran. Attouchements directs et maladifs au premier plan d'une coulisse. Derrière lui une main se glisse entre ceinture et boléro. Il ne se retourne pas comme si rien ne se passait. Classique quoi ! Il sait le visage laid et même repoussant. Toutes les mains nous prouvent, le peuvent. Se dire, sans regret, que l'on aurait pu, avant tout être un corps. Il tend un bras hors du lit et, à tâtons, cherche sur le sol l'inséparable carnet beige à spirales, Clairefontaine 30/23 4 F.20. Il lit les notes de la veille. Feutre bleu. Il est bien réveillé. "MARDI 30 OCTOBRE. La clarté sera dentro. Attends-je qu'on m'interpelle ? Je réévalue les accords possibles. Ce que j'ai à dire, vraiment : des détails. On ne regarde jamais assez le ciel. Et si c'était l'âge d'or ? 13 heures 30. Pont en U, toujours, face à la passerelle. Un train s'éloigne, d'autres véhicules, des gens, me croisent. Je fixe les marronniers à peine jaunis. L'Automne est au bleu, en camaïeu, de ces journées fraîches et claires où le ciel nous domine, nous espère — une protection aussi — comme une coupole. Je ne suis pas pur. Ça y fait. Un nuage de nuages Tu adores mes flancs que j'ai si souvent mis au ban de mon écorce et tu goûtes plus loin, mille places en une, écartant les linges. "Encore, sur la même page, à l'envers. Gérard 50 francs/Capricci eau-forte éditée pour la première fois à Venise. TIEPOLO/nonchain=poire d’automne/Lundi photos/SALOMÉ/Acheter étiquettés. Il doit noter son rêve: "Passerelle.il ---> verre d'eau. Un autre ---> clé sur la porte.

25.02.1981

dimanche 11 avril 2010

Collecte et gobe

Michel Valprémy

collecte et gobe




Basic graphik, mai 1985