dimanche 28 juin 2009

La ligne médiane


à Germaine D.

Ce n'était pas qu'elle fût folle, pas plus que vous ou moi et beaucoup moins que la Jeanne que l'on enferma l'été dernier. Non, ce n'était pas la folie mais, parfois, contre toute raison, elle décidait de ne pas tenir compte des usages et des codes ou de les détourner à sa guise. Cette bizarrerie, au demeurant sans importance, entraînait des quiproquos, des confusions, des malentendus que nous, la famille, tentions de rattraper au mieux. On appelait ça : "redresser la situation". Ainsi, il y a deux ans (je cite cette anecdote comme exemple), le jour des grands départs en vacances, le jardinier, tout essoufflé après une course de plus d'un kilomètre, devenu bègue sous le coup de l'émotion, parvint à nous annoncer que notre mère, épouse, soeur, tante et grand-mère était certainement morte à cette heure écrasée sur la route du Moulin du Pont., Nous nous précipitâmes et, risquant notre vie à tour de rôle, nous eûmes le plus grand mal à la convaincre de quitter la ligne médiane qui n'était pas réservée, comme elle le prétendait, aux piétons. Elle se plaignit de l'étroitesse de la bande blanche que ses pieds débordèrent à plusieurs reprises, jugea notre inquiétude très exagérée avec ce léger sourire qui nous signifiait que, comme d'habitude, nous étions en retard d'un tour d'horloge.
On profitait de ses siestes, des courses, de la messe pour se réunir par petits groupes et décider de l'irréversibilité de son cas. Il s'agissait à coup sûr (on y mettait la main au feu, la tête à couper) des séquelles de l'épidémie de grippe espagnole qui, alors qu'elle était bébé, avait tué en quelques jours quatre de ses frères aînés. On l'avait déposée, fiévreuse, près de la cheminée, dans un panier. On ne s'occupait plus d'elle, l'abandonnant à une mort inévitable. Mais, à l'étonnement de tous, elle s'était "dépouillée comme un serpent" et avait survécu. On rappela en outre une chute de vélo sur un tas de cailloux qui la laissa plus d'une. heure sans connaissance, une autre, aussi grave, alors qu'elle jouait à l'équilibriste sur un tronc d'arbre, les yeux bandés, avec .un cerceau en mouvement autour de la taille et, soi-disant, un œuf de cane posé sur le plat de chaque main. On n'a jamais ajouté foi à cette histoire de graine de haricot enfoncée dans sa narine gauche qui, oubliée, aurait fini par germer provoquant des névralgies intolérables. On n'évoquait cette fiction que pour entendre un des membres de la famille affirmer : "C'est plutôt un petit pois qu'elle a dans la tête, un petit pois à la place du cerveau".

Le rituel de ces conciliabules s'achevait sans qu'aucune décision ne fût prise. Nul n'ignorait que pendant des mois, une année ou deux peut-être, il ne se passerait rien d'alarmant, voire de grave, pour elle-même, pour l'entourage et le voisinage.
Dans ce laps de temps, plus ou moins extensible, de notable accalmie, on s'amusait donc de ses "bizarreries sans importance" qui donnaient quelque relief à l'écoulement monotone des jours "réglés comme du papier à musique". Elle avait la curieuse habitude, quand elle montait à l'étage, de quitter ses pantoufles en haut de l'escalier et de les laisser sur la dernière marche tandis qu'elle gagnait les chambres, ceci afin d'éviter de marquer le parquet qu'elle cirait chaque lundi. Quand elle décidait de redescendre, alors que personne ne l'appelait, elle se mettait à courir dans le couloir et sautait à pieds joints dans ses chaussons. Inévitablement elle débouchait dans la cuisine sur une pétarade feutrée, nous invitant à préparer les compresses. Il faut préciser que, dotée d'une forte corpulence, elle ne pouvait s'autoriser, à soixante ans, aucune licence acrobatique d'autant plus que, victime d'une coquetterie inextinguible, elle avait souhaité, malgré nos mises en garde, une intervention chirurgicale qui, certes, avait considérablement réduit ses oignons (qui ne la faisaient pas souffrir mais déformaient par trop ses souliers) et, par la même occasion, considérablement augmenté le volume de ses jambes, après de douloureuses phlébites qui la laissèrent longtemps alitée.

Sa maladresse était bien connue, elle prenait un certain plaisir à nous montrer les traces de ses cicatrices, les écorchures, les coupures, les hématomes. Si elle saisissait la queue brûlante d'une casserole, elle sifflait pour tromper sa douleur et, sans lâcher prise, tournait autour de la table, les yeux exorbités. Jamais elle ne s'asseyait confortablement, elle se penchait en arrière en équilibre instable, satisfaite lorsqu'un seul pied de la chaise supportait son poids. Mille fois nous l'avons prévenue qu'elle finirait par tomber dans le feu. La trappe de la cave l'assomma à plusieurs reprises, tous les trottoirs de la bourgade furent responsables de chutes mémorables, elle ne parvint pas à comprendre, était-ce un parti pris esthétique ?, que pour accéder aux plus hautes étagères ou pour changer une ampoule du lustre il est d'usage, quand une échelle fait défaut, de disposer un socle de base plus large que les volumes qu'il doit supporter. Elle réfléchissait, optait toujours pour la solution contraire.

Une seule fois, après ce raclement de gorge caractéristique qui préludait à ce que nous avions convenu de nommer "ses absences", alors que, suivant les conseils du spécialiste, je la tirais par le coude pour la ramener sur terre et lui interdire cette fuite qui nous intriguait, elle m'avait expliqué : "II faut me laisser partir, c'est là-bas que je suis bien. Quand je l'entends pousser je suis bien. C'est comme un bruit d'écorce, ça ne fait pas beaucoup de bruit, c'est plus doux que doux et des portes, des fenêtres s'entrouvrent et le vert et le bleu entrent, on ne sait pas d'où ça vient, ça entre partout et je me sens légère et souple et leste et je suis bien, bien, je ne peux dire que ça".

Ce matin elle retourna sur la route du Moulin du Pont en prenant soin de ne pas quitter le bas-côté. Il pleuvait un peu, elle avait mis son chapeau d'été et tenait par la main le plus jeune de ses petits-fils. Elle ne parlait pas. Il ne fut pas surpris quand elle toussota et lui demanda d'aller cueillir ces fleurs jaunes près de la rivière. Elle traversa la route, s'arrêta sur la ligne médiane.

Le temps de la nouvelle, février 1985

La pluie probablement



le soleil bascule
jeton(s)
pile / face
ça grésille dans la trompe
plus haut les hirondelles essuient les briques
une boue d’or et gris
la ville pourrit
l’écharpe est au clou
sèche — sperme / salives
ça pullule dans les bronches
la cabine naufrage
les chicots des guetteurs ont biffé la vitre
mutants au regard d’iguane
il pleut
la voix trouée le bulbe
il pleut

LPDA n°35, 1985

L'Oeuf




LPDA n°41, juin 1985

dimanche 21 juin 2009

Laïs à sa fenêtre


à Sylvie Nève


Wilhelm von Augsbourg, Girolamo da Fossano, Gaston de Roubaix, je vous adoube et vous cajole. Je baise vos heaumes et l’échancrure de vos cottes de mailles. Je lèche le sang séché des blessures. Je couds les lèvres des balafres. Je trempe vos corps pâles dans un bain de coquelicots et je ponce, frotte, étrille à tour de bras vos peaux fragiles comme un linge de pucelle ou râpeuses comme le tronc du chêne. Agenouillez-vous champions pour exalter mes soins! Qui du vaincu ou du vainqueur sera l’élu de la mie-nuit ?

Des retouches? Un soupçon de rose? Que nenni! Je suis adorable ce matin, un marbre de maître, un bronze, la sublime, l’éternelle adulée. Toutes les femmes du monde - le pire et le meilleur - ceignent leur front de mon bandeau nocturne et les pivoines blanches, une à une, célèbrent mon nom. Je marche dans la clameur des louanges, dans le boucan des vivats. Le vent m’aime, et l’eau, les petits nuages, les tornades, la mousse, les enfants. Compagnon, poète, délie ta langue et calque mon combat !

De l’ombre du col & de l’os
(O Athos!)
Colombe blonde & la gaine &
L’épée à ta plaie
(O Thanatos!)

J’ai vu ceci, cela aux quatre coins de la planète, des hommes, beaucoup d’hommes tout à fait sûrs d’être l’homme, hommes de main, tripoteurs et gifleurs, hommes de peu, de rien, abbés, courtiers, consuls, permissionnaires, des rues entières, des tavernes remplies, tant et trop dans les souks, les comices, aux marches des palais, des mosquées, toujours plus, grappes, escouades, congrès, des hommes à perte de vue, du plus loin que je me le rappelle.(5) Des gigolos sportifs, des bellâtres en maillots baisent mes gants.(6) Les officiers à cheval qui passent sous ma fenêtre sont à l’étroit sous le velours de leur culotte, quelques uns, audacieux, soulèvent leur képi, leur beau képi à turban, et j’admire tous ces postérieurs, ces croupes fermes qui rebondissent en cadence et lustrent le cuir fauve des selles.

Soldats, bataillez sur ma peau,
Je sais des manœuvres exquises.

Elle a osé. L’autre, la Diane des faubourgs, celle qui n’est que l’autre, l’indécente aux cheveux lisses, la garçonne obscène, misérable fleurteuse des salons, qui pleure ses lassitudes mondaines aux genoux d’une sœur, a osé danser nue, plus que nue, comme une barbare, une garce du pavé. Des sels! Les gazettes sont des torcheculs, elles mentent. Des sels! Mon tambourin brise mes nerfs, ma capeline m’arrache la tête, les rubans m’étranglent, les bouquets m’empoisonnent. J’étouffe, je suffoque, je me pâme. Des sels! Qui gigote comme un beau diable, qui croque les entrechats et vole sur les tombes, dans le silence extrême, parmi les feux follets et les ombres blêmes des fiancées défuntes? Qui n’est que brume, vapeur, apparition mousseuse? Qui est la santé de la terre? Moi, Laïs!

A ma fenêtre, j’entrouvre mon déshabillé. Les cavaliers aperçoivent-ils ma gorge? Je ne peux le croire; se contenteraient-ils de sourire? Ne culbuteraient-ils pas sur la chaussée la tête la première? Mes seins, ah! mes seins, mes tourterelles naïves, mes frileuses! Des contrefacteurs copièrent en vain votre galbe racé, votre carnation opaline. Hardi les petits! Je vous dépose sur le fer du balcon, je vous laisse pendre dans le vide juste au-dessus des casques à pointe, et votre gloire, votre musique jettent la panique dans le défilé.

Le sang dans le ruisseau, les drapeaux aux frontons. Pourfendue Laïs aussi.
Les brigands, les rebelles l’adorent et, mouillant le soir au camp les pans de leur chemise rêche, grise de poussière et de sueur mêlées, se souviennent de la belle des belles, de ses coussins lavande.

Laïs, Laïs,
Au clair de ta lune
. . .
La chaude-pisse.

Le Dépli Amoureux n°45, février 1988

dimanche 14 juin 2009

L'Ogre





LPDA, juin 1985

Le méticuleux



En sortant de l'ascenseur il remarque sur la moquette grise du couloir une empreinte de pas, une seule, un peu de boue et quelques graviers. Il s'immobilise, pétrifié. La minuterie s'éteint, se main droite, moite et glacée, se crispe sur la flanelle de son pantalon. Quelqu'un est venu. Dès qu'il peut bouger il se précipite sur l'interrupteur, presse le bouton, croit recevoir une décharge électrique. En se hâtant vers sa porte il scrute le sol comme un détective et ne découvre qu'un minuscule fragment de papier plus étroit qu'un confetti, dentelé semble-t-il sur un côté. Une carte postale ? un bout de bleu. Il s'entend dire : "C'est bien lui ça."Il glisse nerveusement la clé dans la serrure, donne un tour, essaye d'ouvrir, recommence, en avant, en arrière. Porte close. Il insiste en vain, se concentre, frappe discrètement, se trouve stupide, réfléchit, fait une nouvelle tentative.

Quand il entre chez lui il est convaincu qu'on a pénétré dans son appartement et que, pressé, on a oublié le verrou. Lui, il vérifie toujours tout, sans exception, au moins trois fois ou plus, mais trois fois minimum, qu'il a bien éteint les lumières, réallumant à plusieurs reprises pour être sûr de l'obscurité. Descendu au dernier étage, parfois dans la rue, il remonte fréquemment pour s'assurer que les robinets ne laissent pas échapper une goutte, que l'alignement des disques, des livres, garde sa perfection, que la manette du gaz est bien tournée vers le bas, que les rivets du bidet reluisent, qu'aucune trace suspecte ne reste collée sur l'émail des W.C. Il chasse les poussières, frotte, gratte, astique. Il quitte son appartement une heure et quart avant ses horaires de travail, ses rendez-vous. Jamais il n'est en retard, jamais en avance.

C'est impossible, il n'a pas oublié de fermer le verrou. Certes, ce matin, juste avant de partir il aperçut sur les verres de ses tableaux des chapelets de chiures de mouches. Les enlever avait exigé une grande patience. Ensuite il se lava les mains, satisfait, vissa, revissa les robinets. Alors il se rendit à l'évidence que les cadres étaient de guingois, à peine, mais un peu. Trouver l'équilibre idéal des verticales et des horizontales sur des tapisseries aux motifs irréguliers le fit transpirer. L'heure et quart passait si vite. Il se reculait, clignait des yeux, déplaçait les reproductions d'un ou deux millimètres et recommençait. Ca n'expliquait rien. Il n'a pas pu oublier la porte. Non.

"J'ai pris toutes mes précautions" pense-t-il en hochant la tête. Il fait quelques pas dans l'obscurité. Il attend qu'une présence se manifeste, il accepterait la menace, les coups. Enfin, il allume. Aucun signe de désordre, mais il se méfie. Il éclaire toutes les pièces. Rien. En entrant dans la salle de bains, une gifle, il ne voit que ça, le coin du tapis sous le lavabo est plissé, pas retourné, plissé. Il prend le temps, calmement, de retendre le carré de moquette, les côtés parallèlement aux rainures du sol. Il ouvre l'armoire à pharmacie, les flacons, les pommades, les médicaments sont à leur place. Il en est presque déçu. Nul indice. Il soulève une pile de serviettes, de la dernière un fil du tissu éponge se détache, boucle plus longue que les autres."Je suis plus malin que lui." Il la tire, elle n'est pas humide, mais il ne doute plus. Il se décrispe et finit par sourire. Dans la cuisine il se sert un verre de vin en chantonnant, la marque au crayon noir délimitant le niveau du liquide ne correspond plus au contenu de la bouteille. Il jubile. Il boit un autre verre, enferme la bouteille dans une poche en papier dont il coud patiemment l'ouverture au-dessus du goulot. Ce sera une preuve sérieuse. C'est alors que, grisé (deux verres, une folie), il constate que ses cadres, à nouveau, penchent en tout sens. Il ne se déplace pas pour y remédier. Il doit manger. Il prépare son repas soigneusement, effaçant les taches, rassemblant les miettes, les épluchures, faisant disparaître les papiers gras, II dresse sa table. Comme il pique une rondelle de saucisson il examine sa fourchette d'argent. Il ne manquait plus que ça, on a utilisé une lime entre les dents pour détériorer le métal. Il téléphone à sa mère qui ne parvient pas à la persuader qu'il s'agit seulement d'une usure naturelle. Il fait bombance.

Après le café il s'assoit à son bureau, soulève le couvercle de sa mallette dans laquelle il conserve ses notes les plus intimes. Il se relit plus d'une heure avec conviction, parfois à haute voix. Soudain il s'arrête net, s'étrangle. Un feuillet est renversé. Il n'a plus envie de rire. On n'a pas pu faire ça. C'était interdit, absolument interdit. On lui avait promis. Il a mal, il est sale. Il court dans l'appartement, renverse, bouscule, arrache tout ce qu'il rencontre sur son passage. Il pleure aussi. Il se couche dans son désordre. Demain il n'ira pas travailler. Il l'attendra. Comme ça.

Le temps de la nouvelle, mai 1984

dimanche 7 juin 2009

Le sel mat



Gage (sans rire)
tout d'abord on n'a pas compris ce qu'il voulait, entré comme un fou dans la chambre tapissée de rinceaux et de singes, lécha le carreau brisé jusqu'à ce que sa langue s'empale, on s'aperçut alors qu'il était nu, qu'il avait gardé un gant bleu à la main droite, se branlait entre pouce et index, punaises multicolores fichées dans ses fesses lisses (quelques grains de sang), rigoles de moutarde «à l'ancienne» sur les cuisses, une pipe allumée enfoncée dans le cul.
hilare, une trogne de con hurle: «FUME BIZUTH !! FUME !!»
quand le sperme jaillit il se laissa glisser par la fenêtre, on ne retrouva jamais « l'organe charnu fixé par sa partie postérieure au plancher buccal»


pour Victor
Nul n'a le droit d'être une île.
Ses moignons dans les cordes d'une guitare, la voix plane au-dessus du stade infernal. On le tuera plus loin, plus tard. Sur le terrain un camp unique (le regard des hyènes). Dans les mains des joueurs d'étranges battes, de curieuses raquettes. Hockey de sang. L'ordure militaire (cas d'illégitime offense) piétine.
Par grappes le souffle originel: «Viva la libertad !»



Un chasseur, vampire botté, plombe le vol miroitant des palombes. Le miel, le sucre fondu coule entre ses fesses poissant les plis, les poils. Et son chien (le dévouement des bêtes) lèche ce fatras de foutre et nectar.



Ton rire quartz au bord coupant du bol, zigzags de la langue lactée, papilles au bout des cils. Tu caraco/es à mon col et givres, mêlant l'épice et le soda, les coupures filigranes du rasoir.



J'aligne mes cadavres. L'un frémit encore encombré de varechs. Il vomit (un court espoir) oursins, étoiles de mer, poissons argentés et le dernier pastis. Une épouse agite ses bras, mange du sable, dans le sac de l'autre déjà dur et froid, un caillou sous la neige, je découvre un dentier de sorcière.



Enfoncé en elle, au cœur gélatineux d'une éponge (squelettes de joncs), à défoncer un ressac nocturne. Il ne l'a ouverte qu'un jour dans l'ombre pointilliste d'un poirier, traînaient des fruits entamés. Un tablier d'enfant essuya les traces blettes. Elle ne pleurait pas en ajustant le cartable sur ses épaules mates, ce n'était pas son premier coup.



Passagère(s) n°4, juillet 1985

L'ombre de quelqu'un





LPDA n°39, mai 1985