dimanche 14 juin 2009

Le méticuleux



En sortant de l'ascenseur il remarque sur la moquette grise du couloir une empreinte de pas, une seule, un peu de boue et quelques graviers. Il s'immobilise, pétrifié. La minuterie s'éteint, se main droite, moite et glacée, se crispe sur la flanelle de son pantalon. Quelqu'un est venu. Dès qu'il peut bouger il se précipite sur l'interrupteur, presse le bouton, croit recevoir une décharge électrique. En se hâtant vers sa porte il scrute le sol comme un détective et ne découvre qu'un minuscule fragment de papier plus étroit qu'un confetti, dentelé semble-t-il sur un côté. Une carte postale ? un bout de bleu. Il s'entend dire : "C'est bien lui ça."Il glisse nerveusement la clé dans la serrure, donne un tour, essaye d'ouvrir, recommence, en avant, en arrière. Porte close. Il insiste en vain, se concentre, frappe discrètement, se trouve stupide, réfléchit, fait une nouvelle tentative.

Quand il entre chez lui il est convaincu qu'on a pénétré dans son appartement et que, pressé, on a oublié le verrou. Lui, il vérifie toujours tout, sans exception, au moins trois fois ou plus, mais trois fois minimum, qu'il a bien éteint les lumières, réallumant à plusieurs reprises pour être sûr de l'obscurité. Descendu au dernier étage, parfois dans la rue, il remonte fréquemment pour s'assurer que les robinets ne laissent pas échapper une goutte, que l'alignement des disques, des livres, garde sa perfection, que la manette du gaz est bien tournée vers le bas, que les rivets du bidet reluisent, qu'aucune trace suspecte ne reste collée sur l'émail des W.C. Il chasse les poussières, frotte, gratte, astique. Il quitte son appartement une heure et quart avant ses horaires de travail, ses rendez-vous. Jamais il n'est en retard, jamais en avance.

C'est impossible, il n'a pas oublié de fermer le verrou. Certes, ce matin, juste avant de partir il aperçut sur les verres de ses tableaux des chapelets de chiures de mouches. Les enlever avait exigé une grande patience. Ensuite il se lava les mains, satisfait, vissa, revissa les robinets. Alors il se rendit à l'évidence que les cadres étaient de guingois, à peine, mais un peu. Trouver l'équilibre idéal des verticales et des horizontales sur des tapisseries aux motifs irréguliers le fit transpirer. L'heure et quart passait si vite. Il se reculait, clignait des yeux, déplaçait les reproductions d'un ou deux millimètres et recommençait. Ca n'expliquait rien. Il n'a pas pu oublier la porte. Non.

"J'ai pris toutes mes précautions" pense-t-il en hochant la tête. Il fait quelques pas dans l'obscurité. Il attend qu'une présence se manifeste, il accepterait la menace, les coups. Enfin, il allume. Aucun signe de désordre, mais il se méfie. Il éclaire toutes les pièces. Rien. En entrant dans la salle de bains, une gifle, il ne voit que ça, le coin du tapis sous le lavabo est plissé, pas retourné, plissé. Il prend le temps, calmement, de retendre le carré de moquette, les côtés parallèlement aux rainures du sol. Il ouvre l'armoire à pharmacie, les flacons, les pommades, les médicaments sont à leur place. Il en est presque déçu. Nul indice. Il soulève une pile de serviettes, de la dernière un fil du tissu éponge se détache, boucle plus longue que les autres."Je suis plus malin que lui." Il la tire, elle n'est pas humide, mais il ne doute plus. Il se décrispe et finit par sourire. Dans la cuisine il se sert un verre de vin en chantonnant, la marque au crayon noir délimitant le niveau du liquide ne correspond plus au contenu de la bouteille. Il jubile. Il boit un autre verre, enferme la bouteille dans une poche en papier dont il coud patiemment l'ouverture au-dessus du goulot. Ce sera une preuve sérieuse. C'est alors que, grisé (deux verres, une folie), il constate que ses cadres, à nouveau, penchent en tout sens. Il ne se déplace pas pour y remédier. Il doit manger. Il prépare son repas soigneusement, effaçant les taches, rassemblant les miettes, les épluchures, faisant disparaître les papiers gras, II dresse sa table. Comme il pique une rondelle de saucisson il examine sa fourchette d'argent. Il ne manquait plus que ça, on a utilisé une lime entre les dents pour détériorer le métal. Il téléphone à sa mère qui ne parvient pas à la persuader qu'il s'agit seulement d'une usure naturelle. Il fait bombance.

Après le café il s'assoit à son bureau, soulève le couvercle de sa mallette dans laquelle il conserve ses notes les plus intimes. Il se relit plus d'une heure avec conviction, parfois à haute voix. Soudain il s'arrête net, s'étrangle. Un feuillet est renversé. Il n'a plus envie de rire. On n'a pas pu faire ça. C'était interdit, absolument interdit. On lui avait promis. Il a mal, il est sale. Il court dans l'appartement, renverse, bouscule, arrache tout ce qu'il rencontre sur son passage. Il pleure aussi. Il se couche dans son désordre. Demain il n'ira pas travailler. Il l'attendra. Comme ça.

Le temps de la nouvelle, mai 1984

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