dimanche 13 septembre 2009

Dernier modèle


Le vieillard attendait chaque jour, par tous les temps, assis sur un bloc de marbre qu'il ne sculptait plus. A l'automne il entourait sa gorge d'une écharpe mitée et, dès les premières gelées matinales, s1enfouissait dans une large houppelande noire ; il les ôtait au printemps après avoir taillé sa barbe. L'été il quittait ses chaussures, décrochait son chapeau de paille. Dès l'aube il fixait le lointain du chemin d'argile où personne n'apparaissait. A la tombée de la nuit il rentrait chez lui en claudiquant un peu. On ignorait ce qu'il mangeait, les fruits du verger, certes, mais l'hiver ? on a parlé de rats et de chauves-souris, le voisinage bavardait beaucoup. Chaque fois qu'on le croisait il sortait de la .poche de son pantalon le même carnet rouge écorné, écrivait un ou deux mots puis le rangeait avec précaution. Donc, on racontait qu'il était fou, qu'il avait eu peur de la guerre, qu'on avait massacré sous ses yeux sa femme et ses enfants, rien de sûr. On le surprit une fois, une seule, cueillant des fleurs en pleurant et hochant la tête de contrition. Certains affirment encore qu'il leur parlait en s'excusant : "Je suis obligé, ce n'est pas ma faute, ce n'est pas ma faute".
Un après-midi, à la fin des cerises, il nettoya à grande eau le bloc de marbre, gratta patiemment la fiente des oiseaux apprivoisés, le lustra avec sa manche de chemise. Il ne s'assit pas, s'avança sur le sentier ses deux mains en visière. La chaleur craquelait la glaise, même l'ombre brûlait. Il n'eut pas à patienter longtemps. Une silhouette blanche se distingua à l'horizon flou, vibrant comme une gelée pâle.
Ce furent de longues séances de pose. Plus de trois mois paraît-il. Le jeune homme se tenait debout, nu, presque immobile, tous les matins, sans exception. Sous le soleil sa peau fonçait, la roche blanche reproduisait ses formes parfaites. Il pleuvait aussi, rien ne les troublait. Les commérages se multipliaient. On menaça même d'en référer aux autorités compétentes. Il fut interdit aux plus jeunes de s'avancer jusqu'à la barrière des saules. Il y eut des escapades, des guets secrets. Pour le déjeuner les filles revenaient à la ferme pommettes rougies et bredouillant d'informes explications ; les poules s'égaraient, les vaches paissaient plus loin. On se disputait pour retourner les foins, pour faucher la luzerne. Les garçons aussi ne restèrent pas indifférents ; ils jetèrent d'abord quelques cailloux, des œufs, fleurs de nénuphars, bouses séchées, os de lapins noix vertes, noyaux de pêches mais, parfois, une culotte trop étroite laissait deviner une autre fièvre. On en vit deux, main dans la main, courir en direction du bois.
Le modèle souriait insouciant des fatigues, de l'ankylose ouatée de II heures. Il n'exigeait que rarement un bref entracte, alors il se courbait sur l'abreuvoir s'aspergeant d'eau limpide. Ses muscles longs et saillants luisaient comme une soie. Un dimanche il troubla d'un grand rire en roulades ininterrompues les groupes de fidèles qui, de l'autre côté des vignes, se hâtaient vers la chapelle ; son sexe dressé battait contre son ventre. Le vieillard oeuvrait silencieusement mais une espionne prise de tremblements dut s'aliter et délira durant trois journées et trois nuits. Les plaintes n'aboutirent pas. Un gendarme tomba dans la mare évitant de justesse la noyade, le vélo du facteur crevait régulièrement, une jument mit au monde un poulain difforme qui ne vécut pas, les blés du villageois le plus aigri pourrirent, des fiancés reprirent bagues et serments, enfin le clocher se tut.
Et le sculpteur, les doigts meurtris, les paumes saignantes, achevait ses travaux.
Au premier soir de septembre le vieillard s'appuya sur l'épaule du jeune homme qui souriait toujours, ils disparurent au lointain du chemin d'argile. On défila devant la statue brisée déjà maculée par les volatiles de basse-cour. Près du socle le carnet rouge gisait dans ses cendres, le feu avait épargné quelques pages. On pouvait lire, comme une liste régulière et tracée d'une écriture fine, sur chaque interligne :
échec
échec
échec
échec
échec
échec


Le temps de la nouvelle, mai 1983

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