dimanche 30 mai 2010

La loi

Michel Valprémy

Ils ne s'inquiétèrent pas le premier jour. Talion, le chat sacré, le Birman, avait disparu. Ce n'était pas la première fois et il connaissait bien les lieux. L’animal de luxe vivait comme un chat de gouttière, le plus souvent dehors, par tous les temps. Cependant la période du rut était passée. La chaleur d'août, comme une ankylose, retardait la décision d'une recherche systématique. Le benjamin de la famille restait inconsolable. Une semaine s'écoula sans cris, sans appels, sans témoins.
On le découvrit inanimé dans un recoin de la grange aux foins, la patte avant droite prise dans un piège à rats sommaire (personne n'avoua jamais l'avoir posé). La grand-mère répétait que le plus proche voisin était le coupable, ne lui jetait-t-il pas toujours des pierres ? La blessure profonde et puante découvrait les os, la chair bleuie se décomposait, les fourmis s'y pressaient. Le sang séché tachait le poil crème, les yeux bleus à demi fermés suppuraient.
La mémé et son petit-fils soignèrent sa plaie avec un coton imbibé d'eau-de-vie ou d'une lotion de romarin. Talion se laissait faire sans plaintes, parfois il haletait comme un chien au retour de la chasse. Les autres s'écartaient, dégoûtés, en l'apercevant, ils refusaient de manger avec force grimaces quand le chat, réclamant quelque nourriture, déposait tant bien que mal sa patte déchirée sur les mollets ou les genoux.
Les vacances étaient gâchées. On décida "d'achever les souffrances" de l'animal qui, malgré les rebuffades, retrouvait en boitillant toutes ses habitudes. "Ça nous enlèvera une épine du pied !", enfin une parole franche. "Qu’est-ce qu'on en fera en ville ?" Le petit pleura, supplia même. Rien n'y fit !
Le fusil fut nettoyé, "Ça sera fait pour l'ouverture !" et le coup partit tôt le matin derrière les anciens cabinets de planche. On sut que Talion était enterré sous le tas de fumier car l'enfant y déposait régulièrement les plus beaux dahlias du jardin. On instaura le silence. Les siestes, les baignades se succédèrent comme avant. L'œil de la grand-mère devenait cruel, l'enfant, accroché à son tablier, ne la quittait plus.
Dans les premières nuits de septembre toute la famille fut réveillée par des grattements ininterrompus à la porte d'entrée. On ne découvrit aucune trace, aucun indice. Le petit, sans l'avouer, remarqua des écorchures sur les plinthes de la cuisine. La journée des miaulements résonnèrent dans toute la maison comme un écho lointain, entêtant et lugubre répondant à la sonnerie de l'horloge. Le vent devint coupable. On inspecta sans résultat les cheminées.
Un matin, les deux filles aînées et leur mère se levèrent les bras et le cou lacérés, griffés, piqués de morsures. On accusa les bestioles nocturnes, araignées, cancrelats ou mille-pattes. On parla même d'une allergie aux premières girolles.
Le jour précédant la rentrée des classes, le père, arpentant le verger se coupa la jambe droite avec la faux oubliée dans la luzerne. Sous la chair soulevée comme un copeau on apercevait le tibia.
La nuit de l'accident les miaulements cessèrent. Tout sembla rentrer dans 1'ordre. Seul, chaque dimanche, le garçonnet retournait brièvement devant la petite croix d'osier surmontant le tertre de fleurs désormais pourries.
A la Toussaint le père que l'on croyait guéri recommença de souffrir. On multiplia en vain les visites aux médecins, aux spécialistes. La blessure ne se cicatrisait plus, le pus coulait sans interruption. La gangrène se développa. Il fallut amputer.
Au printemps le père se tira une balle dans la tête avec le revolver qu'il conservait depuis la dernière guerre plié dans un mouchoir au fond du tiroir du confiturier.
Un peu plus tard dans une haie d'aubépines bordant le pré des cognassiers le petit-fils aperçut un chat, réplique exacte de Talion. Il crut le voir sourire.

Inédit

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