vendredi 18 mai 2012

Flaque de mort

Michel Valprémy



L'homme botté n'a pas de chien, mais une gibecière. Il vise. C'est l'hiver, ou une ombre chinoise. Le chasseur blesse quelqu'un qui passe, une pauvresse sans chapeau, avec des jambes maigriottes, des furoncles sur le front. Parfois, la pauvresse est un garnement à tête d'agneau. Il n'y a pas de sang, aucun éclat de cervelle sur la blouse des badaudes. L'œil de la pauvresse à tête d'agneau n'est pas crevé comme celui du boucher. Personne ne meurt aujourd'hui. La petite fille s'envole, à califourchon sur son zoizeau (tombera ? tombera pas ?) ; une pierre du château roule jusqu'à l'étang.

L'enfant lit l'histoire sur le mur, là où 1'enduit s'écaille un peu. A Pâques, essorillé, le tueur allait nu-pieds. L'horloge est muette, l'enfant se lèvera bientôt. Il n'a pas rêvé depuis la noyade du sulfateur. Des tritons confits, des salamandres empoisonnées baignaient, ventre à l'air, dans le lait violet de la fontaine. Avant, la nuit, vêtu comme un soldat de plomb, l'enfant courait au milieu des vignes, un rossignol apprivoisé sur l'épaule. Du cloaque de l'oiseau sortait un fil de laine rouge. Le passereau ne chantait pas, il gémissait. Le couvercle d'une marmite éteignait le soleil. Une main vieille et connue embrochait le sprinter. Les prés se changeaient en lacs, les mares en rivières.

L'enfant ne souffre pas encore. Avec l'ongle du pouce, à l'aveuglette, il doit assassiner le garnement, lui trancher le cou, l'empêcher de bêler. Il faut en finir, on repeindra la chambre en bleu pour la fête de la Vierge.

Le chasseur a grossi, on dirait un lutteur, un vacher de comice. Sous ses bottes gisent des poules faisanes, des geais, des cochevis, un groin de sanglier, une main à sept doigts. Il a craché aussi, plusieurs fois. Il fume la pipe, il ne voit pas le carnage, ni les animaux ni les gens. Il n'est pas coupable. Un caprice étranger venu de l'abîme, tombé des limbes, fit fortune au premier jet, sans lui.

L'arme n'est pas identifiable, le bazooka ou la fronde, trois bâtons de dynamite jetés d'une mansarde par des conspirateurs masqués, des planètes et des nombres dans un carambolage feutré, la rature d'une plume géante, une éclaboussure de cambouis, la trace fumeuse d'une chandelle. Des femmes, les badaudes matutinales, figées par la surprise, les seins vidés comme des poches percées, ne pleureront plus. Le jeune homme aux cheveux bouclés, enterré jusqu'à la ceinture, mourra d'une balle perdue. Il y a des viscères fumants sur les fils électriques, un foie, des gésiers, des intestins déroulés, il y a des crânes calcinés. Le chasseur ne rentrera pas chez lui. L'épouse guettera vainement entre les fuchsias de la fenêtre. Il creuse déjà la fosse. Il sait déjà ce qu'il y enfouira, ce qu'il abandonnera aux busards, à la tornade, aux coprophages nocturnes.
L'enfant préférait l'autre histoire, avant le massacre, indécise, à suivre. Il est intervenu trop tôt, par la faute de tout ce bleu, ce bleu de Marie, très tendre et propre, un bleu d'assiette, de mer, d'outreciel, un bleu haï.

L'horloge sonne, l'enfant glisse au fond du lit, au centre des odeurs. Il inspire, il se mange. Il veut tout garder, éviter les fuites. Aucun bruit ne pénètre ici, le cri de la meule, la friction de la faux, tous les piaillements de l'univers. Il ferme les yeux. Il fait presque noir, gris foncé. Des particules orangées voltigent en escouades. L'enfant les poursuit dans le noir, dans le gris de l'intérieur, qui n'est pas dedans, mais devant, en visière. Et l'horloge, la bègue, répète l'heure fatale.

Alors, dans son cœur, roule la bille avalée l'été dernier. Il s'agenouilla sous la lune. Le Sergent, nu et brun, ordonnait. L'enfant avala l'agate, les cailloux du chemin de la haute terre. L'Indien sentait la groseille et le buis. L'enfant fut roué de coups, écorché dans la broussaille. On interdit pour toujours les compliments, les chuchotements, les crachats amoureux.

Ce n'est pas vraiment une douleur, ce n'est pas la fièvre des récitations, quand les marins, les capitaines coulent ensemble. L'air ne manque pas, le cœur pèse trop lourd, plus lourd que l'enfant, que le veau dernier né. La bille a centuplé. Le cœur de l'enfant est une boule noire, saignante.

Il regarde la fenêtre. Le cousin s'y pendit avec l'amarre de la barque, ses brodequins trouaient la glycine. Décroché, il fleurait encore le nénuphar et la pâtée d'asticots. Les héritiers brûlèrent par mégarde le plan du trésor. On partagea la corde, pour le bonheur.

L'escalier craque. La boule ne roule plus, elle s'amenuise, s'allège, du melon à la prune, de la noisette à la crotte de jeune bique. La boule n'est qu'un plomb de chasse. L'enfant sourit. On l'appelle mon pétunia, mon gigot frais, ma fille à moi. Une main vieille et connue caresse son cou, les petits muscles du ventre. Elle frôle la tige, l'os du matin, elle ne l'empoigne pas.

Le plomb n'est pas tombé au fond du vase de nuit. L'enfant a écopé pour le massacre sur le mur. Il le savait, c'était plus fort que lui. L'agneau ne grandissait pas. Les furoncles ne guérissaient pas. C'est fini aujourd'hui. La chasse est fermée.

Il y a des constellations sur le café, des ocelles jaune paille et jaune poussin mouillé, une fourmi morte. Le beurre trempe dans 1'eau. L'enfant ne comprend pas le proverbe, mais l'orage doit venir. Des glaïeuls et des lis saupoudrent les tartines. Il n'a pas faim, il se force pour ne pas inquiéter la patate. Il boit les étoiles, les comètes, les ailes jaunes des papillons, la fourmi aussi. Un poulet, cou fendu, gigote dans l'évier.

Le plomb circule dans son corps, troue les parois, la viande. C'est une passoire à 1'intérieur. Il ne survivra pas jusqu'à ce soir, jusqu'à l'angélus, jusqu'au retour des troupeaux.
La mie trempe dans le sang froid, rouge comme le rouge rouge sur les lèvres de l'épicière, la très parfumée, une reine du temps d'Ali Baba. On n'enfonce pas son doigt dans cette flaque de mort, qui vire au noir, c'est défendu et dégoûtant. On ne suce pas le doigt, après, à plus forte raison. Seul le sang frais guérit les fillettes trop pâles, les hommes sans vigueur et la courtisane du livre de chevet. Il faut chasser les mouches, elles iront zézayer sur le papier tirebouchonné qui les colle et les tue, pas trop vite.

Sur le seuil, l'enfant titube, il fait si chaud déjà, plus chaud que dans les sacs usés, très rapiécés, du grenier. Aucun pendu ne traverse la glycine. Les chasselas de la treille mûriront à l'autre bout de l'été, au temps des crayons neufs. L'enfant est une tortue. Le marchand ne vend pas de rustines pour le corps des petits garçons, un peu plus grands que les plus petits qui, eux, pleurent sans souffrir, à plaisir, pour les corps presque crevés perdant de tous les côtés.

On ne jouera pas ce matin, le soleil n'est plus suspendu dans le ciel, le filin est cassé, le crochet retiré, il roule sur les toits, crame les cils. Malgré la menace, le coup de folie, l'enfant s'immobilise au milieu de la cour, sans chapeau. Le pus restera dedans, sous les croûtes.

Il faut résister, compter jusqu'à mille, et mille encore. Seules les poupées et les femmes pleines s'évanouissent quand on n'y prête pas attention. Elles tombent, par hasard, si on ne surveille plus leur sommeil dans la poussette, si on fait semblant d'oublier de les aider à porter les seaux, à soulever la lessiveuse.

L'enfant chute dans le foin de la grange, dans le foin salé. Il se sauvera peut-être, sans l'aide du rebouteux et ses prières du curé, l'arsouille, toujours déboutonné. Ce n'est pas encore la saison des purges, du verjus, des graines de citrouille séchées. Les vers, les fins, les plats, les blancs ou ivoire, les longs jusqu'à demain, plus longs qu'une journée sans pain, grouillent et rigolent, de l'orteil à la gorge. Les restes de l'enfant, un tas de moisissure verte et poilue, seront jetés au terreau, sous les pattes des coqs.

Ce fut ici, dans le fourrage, l'ultime rencontre avec le fils du garde-champêtre, le poucet très chéri, le voleur de cerises, le fidèle des razzias. L'enfant aimait son sourire, logeait sa langue dans le trou de la dent perdue, où la gencive était plus douce qu'un pétale de pivoine. Ce bandit ne refusa pas les cadeaux, une blague à tabac et la pompe à vélo. Il les vendit pour négocier le collier de l'Elise, 1'endimanchée, trop laide. Alors, le sulfateur tomba dans le lavoir.

La vache malade, privée d'air pur, tète le poing de l'enfant, bavé, fiévreuse. Il sort, rase les murs, dans la marelle de l'ombre, un labyrinthe biscornu. Malgré les parpaings, les couleuvres, les bouquets d'orties, il ne trébuche pas. Un seul faux-pas, un geste d'évasion seraient faute inqualifiable, malheur éternel. Il devra se taillader les cuisses, brûler l'intérieur des joues, avaler vivant un escargot du sureau, un escargot blanc, venimeux.

L'enfant touche le puits. Il mourra, malgré tout. Il ne verra pas l'éclipsé, les chiots promis, l'ouverture du caveau de famille. Le sulfateur a vomi, c'est sûr, les têtards, le limon, les bulles savonneuses des lavandières, l'apéritif de midi. L'enfant rend aussi, agrippé à la margelle. La fourmi ne passait pas, bouchait un boyau.

Dieu de lumière, viens dans mon jardinet, n'écrase pas les radis des quatre saisons, il y a, exprès, des allées de gravier blanc ! Dieu de bonté, grand barbu à la barbe fleurie, à la hotte garnie, souffle de la poudre de vie dans les narines du sulfateur, pince-le pour de vrai !

L'enfant ne voit que les traces du renard, les astérisques des oiseaux. Sur le grillage pendouillent des anguilles dépecées, oubliées depuis la noyade. Çà et là des écailles roses, ardoise, luisent comme un miroir brisé jeté dans un pré.

La preuve est faite, l'enfant ne veut plus jouer avec les anges, glisser sur le toboggan de l'arc-en ciel. Il faut s'accroupir, se vider, chier la bille.

Le soleil ne fondra pas, il n'y aura pas de miracles. Les génuflexions à la croisée des cognassiers sont inutiles, et les ongles rognés, la croix sur la tourte neuve. Le soleil crèvera comme l'œil du boucher, pétera comme le ballon du square, une fois, à la ville, un jeudi. Ce sera la nuit pour tout le monde, épouvantable, une nuit de vampires aux dents plus longues que les faucilles. Les enfants privés de dessert, glacés, attendront qu'un homme botté les dépouille de leur petite peau de dessus, pour mieux manger leur cœur plus gros que le foie des oies de Noël.


Inédit, 14 juin 1985

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