samedi 3 novembre 2012

Questionnaire Degoutte

Michel Valprémy / Christian Degoutte


S'accorder des privations
comme d'autres des privautés ! 

Jean-Pierre Bobillot




Bon, cher. Michel, tu seras le jeune, homme, en bleu, tu déplieras une lettre, les mots, seront presque effacés, quelque chose comme : "salut… grenadine… oiseaux turbulents…corps poreux… pas même souffrir… puis on tentera d'y inventer des, questions à ton propos ; ça paraîtra simple au début (comme si on se laissait emporter par ton texte) ; c'est un peu valsant ; comprends-tu ça, que si on n'aime pas être ivre, on ne peut pas bien te lire ?

1) II y a surtout un homme plus très jeune presque exclusivement vêtu de noir. Les mots pourraient être les mêmes, avec d'autres, ceux du moment : "galion, grenaille, Jojo, omelette, peau d'orange, saint-glinglin". Il y a les "deuils en tous genres" qui n'ont aucun rapport avec le fait d'être habillé de noir. Quant à l'ivresse "— mais de quoi ?" au lecteur de voir (double) ou d'entrevoir. Pour ma part, je ne lis — à jeun — que très lentement, très précautionneusement. Sans doute est-ce à dessein que tu m'attires sur la piste de danse ? Le valseur professionnel, ou le grand amateur, apprend à utiliser des points de repère (son regard cherche à maintenir une sorte de fixité) pour lutter contre l'étourdissement (il n'est pas un derviche) et prolonger — indéfiniment ? — la giration. Mais valse viennoise, valse musette, à l'endroit, à l'envers, je veux bien. Rythme ternaire, berceuse, sont dans le texte, trop parfois. Il faut casser cette consolation, consolation à soi-même, la boîte à sisique. 


Mais il suffira qu’on se gratte la tête (un mot nous manque) une seconde et vlan le syndrome de la complexité nous tombera dessus. On aura ce murmure : c'est quand même compliqué ce que tu écris, des fois un peu fermé, onirique, non ?

2) Ce n'est pas la "démangeaison plénière" ; ce n'est qu'un "murmure". Les mots sont moins rares aujourd'hui que naguère, que jadis. Ils ne le sont plus. Mais, me semble-t-il, l'archaïsme demeure. Il s'est déplacé. Il s'agit de juxtaposer des mots, des expressions pris dans une sorte d'"inventaire du commun" à des vocables, non passavants, mais généralement considérés comme précieux, et de tirer parti de ce hiatus, de cette perturbation. Sur mon hermétisme, je n'ai pas d'avis (j'entends oui, j'entends non). "Le simple n'est souvent que le simplifié" écrivait Gide. Ou Jarry : "La simplicité n'a pas besoin d'être simple, mais du complexe resserré, synthétisé." C'est ça : "pas besoin". Je crois éclairer suffisamment la cible, même si la lumière ricoche, joue à cache-tampon. Et pour l'onirisme, en effet, "il y avait des visions derrière les rideaux de gaze". Je n'ai pas fermé les yeux.


On aura tout fait pour ne s’en tenir qu'à l'œuvre parce qu'on la voit bien (sauf que t'as quand même pas écrit de vrais poèmes, alors pourquoi tu combats dans la "catégorie" Poésie) ? 

3) II serait intéressant de savoir ce que tu entends par "vrais poèmes" (métrique impeccable, rimes choisies, ou "simple" retour à la ligne). Penses-tu à l'opposition caduque prose/poésie ? Il me paraît que j'ai surtout "combattu" dans la "catégorie poésie". C'est peut-être le côté "almanach" qui te pose problème, ou l'hétérogénéité chère à Bobillot, ma raisonnable — "raisonnée" — diversité formelle, l'introduction, l'instillation du narratif dans un ensemble, une collection dits de "poésie". Je change de moule, "l'esthétique du fragment" persiste. Mais si je schématise, il est vrai que dans ce qui appartient d'abord à la narration, je cherche une sorte de saturation de la phrase, du paragraphe, du chapitre, du livre tout entier, un véritable trop-plein (j'appelais L'Appartement moutarde : le massepain, un étouffe-chrétien) tandis que le travail plus spécifiquement poétique détaillerait, comme on trie, un bric-à-brac préalable, déviderait une pelote, ou, dans le meilleur des cas, tendrait à segmenter l'image, à émietter l'icône.


Pour faire le péremptoire on insistera : c'est toujours des sortes de récits gigognes que tu écris et quand tu dis récit (c’est écrit sous le. titre "récit") c'est construit (construit) comme des opéras : ouverture, grands airs, récitatifs, duos, chœurs et tout le tintouin.

4) Un seul récit, il n'y a qu'un seul récit. Mes autres sous-titres vont de "légende" à "poème sentimental", en passant par "reliquaire", "élégie", "pantalonnade" et même plus récemment "réseaux, ruses, abécédaire". Cependant, tu ne te trompes pas, je suis un lyricomane. Je peux dire que j'ai assisté ou participé à des centaines de représentations d'opéras. Et j'en écoute le plus souvent possible ; ainsi "Pelléas" presque chaque semaine depuis trente ans. Mais, en conscience, je n'ai pas pensé à ton rapprochement, je ne l'ai pas voulu. C'est le "tintouin" que je retiens, décors, lumières (noirs, poursuites, pleins feux), les toiles peintes, les trompe-l’œil, l'odeur des théâtres. Ce qui reste, à mon sens, dans la structure de mes textes, c'est une certaine idée du collage (de la citation) et singulièrement la chanson comme une surenchère — le chant dans le chant —, sérénade, concert impromptu, résurgence d'un air ancien... etc. Il y a aussi la "turbulence extérieure", ce qui vient, invisible, du lointain, de la coulisse : appels, cloches, fanfares, orages, rires, rumeurs de fête.


Mais tu mis en musique par Satie, presque un film muet, burlesque (Laurel et Hardy), une farce, une bouffonnerie : les élans sentimentaux s’élèvent à peine que déjà ils volent en éclats sous les assauts de la dérision, d’une cruauté, sont réduits à une cocasserie, voire à une ridicule ; quand avoue que ^pour toi la vie est tragique mais pas sérieuse.

5) Le Socrate de Satie n'est pas particulièrement burlesque. Tu penses sans doute aux bizarreries du personnage, à ses intitulés, à sa musique d'ameublement, à Parade avec — collage toujours — la participation d'une machine à écrire, d'une sirène, d'une roue de loterie. Il y a mélange (perte de boussole ?), il y a "intervention du saugrenu" (dixit le Gide de Paludes), de l'ironie et du doute dans une broderie mélodique qui peut aller jusqu'au sirop. Alors la vie est-elle sérieuse ? Elle l'est quand il s'agit de la sauver (pas au sens religieux bien entendu) quand il s'agit de ne pas ajouter de la souffrance à la souffrance. Vaste programme déjà. Une affichette est épinglée sur le mur à gauche de mon bureau : "NOUS SOMMES TOUS DES DÉSESPÉRÉS HILARES", ce qui fait dire à mon chauffagiste : "II ne me reste plus qu'à être hilare !" Il y a donc là aussi un effort à faire. Et puis, tiens, un détail biographique. Au théâtre, on me surnommait parfois "la fée tragique".


Tu verras : on aura voulu être méthodique, s'en tenir, à ton style un rien dandy cinglé, de soudaines obscénités (à l'instar du papa pétomane qui ponctue, de cuivres le piano solitaire de Chopin), d'accumulations précieuses (comme on se couvre de chichis, de surplis, pour se. montrer caché).

6) Dans L'Appartement moutarde, les dialogues sont absents. La quasi totalité des paroles rapportées est en effet obscène, ordurière, de cette qualité-là. Paroles du père, paroles d'Evangile. Elles affleurent dans le récit, radicales bien sûr, et toujours pour moi, mystérieuses, insondables, comme des citations d'un livre sacré, comme des inscriptions sur une stèle, une borne antique, un monument. Avec les déguisements, on ne se cache pas, on endosse d'autres peaux. C'est ce que j'ai voulu dire dans Artabax, Je ne suis pas un autre, je suis tous les autres (plusieurs) ; ou je suis moi parce que tous les autres, je peux l'être si je ne me renonce pas. En réconciliant, ou plutôt en conciliant les pôles (variété), il s'agit d'entretenir, de maintenir en éveil la critique de la normalité.


S'en tenir aux mots et on sera tombé dans ta vie. Tu liras que l'autobiographie en "miettes" (et "en sauce") est ton ressort douloureux (comme on appuie, où ça fait mal ?) 

7) Evidemment très vite les "sales petits secrets" font surface (cracher le morceau). Mais on reste, c'est juste, et j'y reviens, dans l'éparpillement ou dans le conglomérat, le poudingue — amasser/déblayer. Le fait biographique n'est pas détaché du décor, de son éclairage, voire de son éclairement. Et s'ajoute une foultitude de détails incongrus, dérisoires, qui apparemment n'ont "rien à voir". Ainsi ai-je pu parler de "féerie du deuil". Je n'ai jamais pu prendre à mon compte ce qui s'écrit sur les souffrances de l'écrivain (le sang de l'encre, la parturition... etc.). Une rage de dent me semble toujours plus insupportable qu'un poème qui a du mal à venir. Ecrire est un prurit (gratter soulage). L'évocation de la douleur (à distance ou immédiate), parce qu'elle est possible, lorsqu'elle l'est, n'est jamais le pire moment de 1'existence. Ne rien oublier. Tout inscrire, tout garder.


Enfant, même, bonheur campagnard, tendre brutalité des compagnons, odeurs portes, animaux, nourritures, excréments, collections maniaques : on aura l'audace d'évoques, le complexe, de Proust (ça existe ?) ; comme, si le petit Michel était un avatar du petit Marcel, "mauviette, fifille pleureuse" mâtiné de ce pervers d'Arthur (l'âme livrée aux répugnances) ? Est-ce que les mots "mortifications, stigmates, épreuves" seront utilisés, péniblement gravés sur le papier ?

8) Proust, "mauviette, fifille pleureuse", c'est toi qui le dis. Image toute faite. Mais là n'est pas la question. Tu veux sans doute rappeler le "pas assez homme" de Bob & Nev, repris par François Huglo. Dans l'insulte enfantine (ou, plus tard ( ?), dans l'insulte amoureuse), j'entends, si on veut en arrière-plan, ce qui appartient à la consolation. C'est ainsi, ça échappe à l'analyse, malgré mes efforts, mon ressassement. Et puis la mauviette c'est celui qui n'accepte pas que ce soit toujours le même pauvre (en habit, en esprit) qui, à l'heure de la dînette, occupe la plus mauvaise place, dans les orties. Il résiste au clan des forts, il choisit le cœur (à nu) et l'insulte le couronne. Ce n'est pas l'âme, mais le corps qui très tôt, trop tôt, fut "livré aux répugnances" (une boucherie). J'en ai déjà beaucoup parlé. On est au plus intime, à "l'instant crucial" (tout n'est pas là). Une image reste du corps intact. Il y a tout ce qui s'abîme, se gâte, fane, pourrit (attraction/répulsion), il y a la page propre, régulière où la rature, la tâche, la cicatrice sont le plus souvent domestiquées, un ornement. 


En tout cas, pour l'homme (passé à une autre famille : la ville, le théâtre, la danse) on en appellera à "l'ange" tombé (l’"ange" plu ?) du vitrail, du ciel dans un lieu de souffrance ?

9) Même sur scène, "au centre des soleils", il n'y eut pas véritablement de revanche. La rigueur, la contrainte individuelles, j'ose dire à tous les niveaux, ont réduit le désaccord. Quant à l'ange qui "pleut", il n'a de religieux que son attirail. L'ange est sexué, il peut tout voir sans dégoût, tout entendre. Il peut toucher le corps, s'en régaler.


Est-ce alors qu'on convoquera de nouveau l'ivresse (c'est papillon), l'abandon à une sensualité de la parole, à une sexualité de touche ?

10) De bouche, du cheveu, du petit orteil, du dedans du corps.


"Le jeune homme en bleu n'est qu'une, image, une diapositive. Je ne dois plus y penser". C’est par ces mots que tu abandonneras la lecture d'une lettre qui ne sait pas comment finir, pour te planter devant la fenêtre : "Dehors, mémé porte des chaussettes rayées, du jaune et du noir, c'est la reine des guêpes, la seule". 

11) Je porte un pull noir, strict, avec au col six minuscules bouton de métal. Mon petit frère, disons le plus jeune de mes deux frères me demande : "Alors, maintenant tu t’habilles comme mémé ?"


Décharge n°93, Juin 1997

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