dimanche 26 avril 2009

Pauvres Vénitiennes



Pauvres Vénitiennes perchées sur leurs calcagnetti de cinquante centimètres de haut ! Elles allaient, raconte-t-on, flanquées de serviteurs —je les imagine d'ébène — qui, à chaque pas, à chaque cahot, anticipaient la probabilité des chutes. Combien de chevilles tordues, brisées, combien d'entorses pernicieuses, de tendinites aiguës, quand il eût été si simple, si singulier, au prix de quelques souillures communes à tout un peuple de retrouver la terra ferma, autrement dit le plancher des vaches ! Ces dames de la haute — l'expression est choisie —, ces vadrouilleuses de l'orthopédie ornementale, la tête dans les étages, ne se souciant que de leur assomption plombée, piétinaient à l'envi les orteils rougis par les engelures du dernier petit vendeur de poulpes.

Certes, sur la Piazzetta, à l'occasion des décollations publiques, les grands échassiers de la lagune jouissaient d'une position dominante de premier choix. Mais, la Marietta, la Lucrezia, la Paolina jugèrent que la souffrance imposée à leurs malléoles dépassait en intensité la volupté trop brève procurée par la hache du bourreau. Elles écourtèrent les parades quotidiennes et jusqu'aux promenades de Saint-Pierre et de Saint-Étienne. Plongeant avec délices dans un bain d'alois, de musc, de feuilles de cidre, elles comparaient encore la carnation laiteuse de leurs jambes endolories au teint cendreux de la valetaille.

Le Nouvel Écriterres n°3, Automne 1990

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