mardi 7 juillet 2009

La chaleur des braises


à Marie


Elle est vieille. Il y a si longtemps qu'elle est vieille. Elle ne se souvient plus du temps de sa jeunesse ou peut-être ne veut-elle plus en parler, y penser. Elle dit que sa vieille tête est oublieuse. Elle raconte aux rares passants, ceux qui ne ressemblent pas de près ou de loin à des gens connus, des histoires de son village, les fêtes, les veillées, les noces, les enterrements. Ce sont toujours des histoires de sa vieillesse, le mari était déjà mort, plus souvent encore le fils ne devait plus revenir. Elle l'a attendu longtemps même après les certificats de la Préfecture* Elle sait que son fils ne reviendra pas, pour elle il n'est pas vivant quelque part, il n'est pas mort quelque part, loin d'elle. Il pouvait se noyer ici, près du barrage de l'ancien moulin mais pas là-bas dans une eau aussi peu profonde, c'est impensable. La guerre était finie depuis trois jours et une nuit.

Des histoires de cadastre, de mur mitoyen, de chemin vicinal, de voisine au mauvais œil. Elle sait qu'on se moque d'elle quand, chaque jour de l'an, pour qu'il ne tarisse pas, elle jette deux morceaux de sucre dans le puits, elle sait qu'on l'appelle vieil hibou, chouette de malheur, demi-sorcière. Il y a si longtemps qu'on attend sa mort. On lui souhaite les fins les plus cruelles, piqûres venimeuses, empoisonnements, la foudre, les termites, la chute des tuiles. Elle n'est tombée qu'une seule fois, sa tempe heurtant le chenet de la cheminée. Elle pensa que c'était enfin arrivé, qu'elle ne se relèverait plus. Elle avait perdu connaissance mais, dans son absence (une image pâle et floue), un ruban bleu ourlé d'une fine dentelle, liseré fleuri, flottait, ondulait lentement. Ce fut la chaleur des braises qui l'éveilla. Une lotion secrète qu'elle préparait elle-même effaça la bosse, la dilua. Il ne resta du choc qu'une légère mâchure rosée. Elle ne pensa plus à ce faux pas malencontreux, s'accusa de ne pas avoir rangé la marmite. Les jours suivants, elle rentra du bois, beaucoup de bois, des bûches, des planches véreuses, des piquets de vigne hors d'usage, des sarments et, pour l'odeur des branches de laurier-sauce.

Tout est noir dans sa maison, comme elle, jusqu'aux toiles des araignées que le noir de fumée encrasse. Elle ne porte pas le foulard que lui offre pour ses étrennes le fils du cantonnier, l'ami de son fils, celui qui lui a appris la nouvelle. Elle ne le porte qu'une fois pour aller au puits, après elle le range avec les autres soigneusement plies dans l'armoire. Il est toujours noir bien sûr mais les motifs, feuilles, fleurs, branches ou lignes géométriques selon les années, sont imprimés en parme. Il n'y a qu'une tache claire sur les murs, le calendrier, une photographie représentant des arbres en pleine floraison. Elle laisse de côté les chiens, les chats et leurs pelotes de laine, les lacs et les montagnes, les chasseurs aux gibecières renflées. Le facteur la connaît, il prend le temps de déguster son petit verre d'eau-de-vie.

L'hiver est toujours plus froid que le précédent, il commence plus tôt et finit plus tard. Elle n'a plus le temps, à la bonne saison, de terminer les conserves et les confitures, déjà il faut penser à ne plus laisser la porte ouverte, à repriser le châle, à sortir le moine de la soupente et astiquer la chaufferette. Les roses de Noël se font rares, un seul bouquet pour la table de chevet. Il arrive que dans l'évier l'eau gèle dès les premiers jours de novembre et parfois encore à la mi-mai, les fruits ont perdu leur éclat ou leur velours, les fraises du marché n'ont plus de goût, le linge est terne, sans reflets bleutés, l'horloge avance de quatre minutes toutes les heures.

Les coqs chantaient quand le cercueil de son mari traversa le bourg. Elle se souvient de ses ongles noirs, il avait fallu teindre tous les vêtements au plus vite. Qui aurait pu prévoir, Les prés, les bois, les clôtures scintillaient sous le givre, le pompon de la calotte du curé menaçait de tomber à chaque pas. C'était six mois avant le retour du fils du cantonnier.

Elle ne pouvait pas tout faire toute seule, les métayers n'étaient que des fainéants, des ivrognes, des bons à rien. Et puis, elle ne voulait pas vendre, le remembrement l'avait déjà suffisamment volée. Elle préféra laisser les terres en friche, elle se contenta de peu, de la basse-cour et des oies, des noix et du potager. Elle n’avait jamais été malade, ses dents tombaient une à une, nul besoin de se rendre à la ville pour si peu. Très vite on raconta que dans ses pupilles luisaient deux clous de jais, qu'il valait mieux ne pas la croiser quand un projet, une naissance était en cours. C'est ainsi qu'à une période de sécheresse succédèrent des pluies diluviennes. Il y eut des incendies de forêts, les mares et les ruisseaux débordèrent entraînant dans leurs boues la plus grande part des récoltes. Des granges s'effondrèrent exterminant les animaux et parfois leurs gardiens. Seul le niveau d'eau du puits ne varia pas, quelques centimètres au plus.

Elle avait vieilli d'un seul coup. C'était bien avant ces grands bouleversements. Les autres se ridèrent, se courbèrent, se couvrirent d'œdèmes et de graisses, elle se maintint irrémédiablement sèche, noire. Elle ne reprocha rien au fils du cantonnier, l'accueillit même souvent chez elle mais, lorsqu'il partait au bal, chemise blanche, pantalon gris aux plis bien nets, elle sentait ses jambes se dérober sous elle, son estomac se soulever. Peu lui importe qu'on ne lui parle presque plus, elle ne veut rien devoir à personne, elle prête encore les outils de son mari pourvu qu'on ne la remercie pas avec quelque douzaine d'œufs, des concombres frais ou un bouquet de glaïeuls.

Ce matin très tôt, il ne faisait pas encore jour, un papillon se posa sur sa main, une espèce rare, rose et vert, tout pailleté de poudre d'or. Elle alla ouvrir le tiroir du buffet, en sortit une boîte ronde en ferblanterie dont elle souleva délicatement le couvercle. Sur son lit de coton c'était bien le même, le même papillon que le jour de la mauvaise nouvelle. Elle ne marqua aucune surprise, décida de changer les draps, de remettre la pendule à l'heure.
Elle vient de rentrer la dernière bûche. L'hiver est loin de s'achever. Elle ne commandera pas d'autre bois, elle ne l'a jamais fait. Elle se penche pour prendre le soufflet et, comme son front effleure le chenet, elle revoit le ruban bleu ourlé d'une fine dentelle, un ruban qui marque la taille d'une fillette, en robe blanche appuyée sur une barrière, martelant rageusement le sol et tendant ses bras grêles vers une silhouette noire, une valise à la main, qui lui tourne le dos et disparaît derrière la rangée des saules.

Le temps de la nouvelle, mai 1984

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