dimanche 15 août 2010

Autour du Journal de Michel Valprémy et de ses Lettres à Michel Sauquet

Par François Huglo

Lecture à Robin le 1er août à l’occasion de la 3è Rencontre des Amis de Michel Valpémy

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Le Journal et la correspondance de Michel Valprémy sont des vases communicants. Dans le Journal, des signes manuscrits représentant une enveloppe ou un combiné précèdent les résumés ou les extraits de lettres ou d’entretiens téléphoniques. Mais dans la correspondance de Michel, il n’y a pas épanchement narcissique ; l’attention à l’autre, le don, risquent de provoquer la dissémination, l’éparpillement, et le journal cherche à faire bloc, à recentrer, à reconstituer.

Ce goût pour la correspondance et ce recours, ce retour au Journal comme à un sédiment, sont soulignés dès le début de l’entretien de Michel avec Christophe Petchanatz, publié dans Le Dépli amoureux en mai 1989 et repris dans la monographie éditée dans la collection Les contemporains favoris en 1991 :

« En revanche, dès l’âge de dix-huit ans, je pris goût à la correspondance. Le dessin, sans doute, me permit de m’épancher avec un soupçon de singularité ; mais c’est dans la manie des catalogues, des listes, des répertoires circonstanciés, manie qui soulignait une tendance à collectionner tout et n’importe quoi ― petits trésors ― que je peux reconnaître aujourd’hui l’embryon d’une écriture.

Comment ?

Il y eut d’abord un Carnet du désir où je réunissais les passages érotiques des livres qu’on me prêtait (Miller, Tropique du Capricorne) et une sorte de catalogue exhaustif de mes lectures que je résumais avec soin (nombreux ouvrages sur les religions, l’ésotérisme). Puis les deux cahiers se mêlèrent, les commentaires s’étoffèrent. En 65, mon Journal ne contenait plus les scènes licencieuses ; les notes de lecture (sans condensés), les observations personnelles sur la vie quotidienne, la famille, les rencontres, l’amour alternaient avec les premiers poèmes, les premières fictions brèves. Il s’agissait de faire bloc, un ensemble compact, loin de tout éparpillement. Je n’ai jamais cessé de tenir un Journal qui a perdu sa forme monolithique, mais n’en demeure pas moins le sédiment de mon travail.

Pourquoi ?

Il doit bien y avoir une raison, ou plusieurs ; un point de départ, ou plusieurs. Je dirais tout de go : écrire pour me reconstituer un corps. »

On retrouve cette crainte de la dissémination et ce désir de faire bloc, de faire corps, dans deux lettres récentes à Michel Sauquet. Versant inquiétude, Michel Valprémy lui écrivait le 30 avril 2005 :

« Est-ce en effet l’heure des bilans ? Je ne le crois pas, j’ai toujours en moi ce désir de recommencement. J’écrivais il y a peu dans mon Journal que je me sentais « capable du meilleur, du meilleur encore ». Je ne suis pas dans le renoncement. Mais il serait formidablement prétentieux d’affirmer que « j’ai bâti ma ville », comme l’écrit Gide à la fin de son Thésée. Je ne crois pas avoir fait une œuvre ; je ne vois dans mon travail d’écrivain que fragmentation. Est-ce à moi de juger ? Est-ce à nous ? ».

Versant cohérence, relativement plus rassurante ou consolante, il lui écrivait le 30 octobre 2006 :

« J’ai terminé Lilas-Zone la semaine passée, je l’ai envoyé à Françoise Favretto. J’attends son verdict. En même temps, j’ai corrigé deux jeux d’épreuves de Cédille au çiel. Je crois que le livre, l’objet, sera de bonne qualité. La sortie est prévue courant novembre. Je dois maintenant poursuivre et achever la saisie de Cache-cache vinaigre, qui est un gros « morceau ». Ces activités croisées m’ont laissé une curieuse impression de ressassement. On a beau dire que je suis très divers, il me semble que je creuse, fouille toujours au même endroit ».

Dans cette image de fouilles archéologiques, ne retrouve-t-on pas la ville dont parlait Gide à la fin de son Thésée, « j’ai bâti ma ville » ? Bâti ou reconstitué, comme se reconstitue un corps, dans les écrits divers et dans le Journal, ou comme la boue empâte, agglutine et conserve les vestiges d’une ville (Michel aime la boue, sympathise avec le chien qui s’y roule). Journal pour après, de même que Corbière a écrit des « rondels pour après » ? En attendant, la ville pousse, toute à son « désir de recommencement ». Citons la suite de la lettre du 30 octobre 2006 à Michel Sauquet :

« J’ai commencé un autre « opus » comme tu dis, des textes courts en prose qui feront apparaître des personnages aux occupations étranges ; deux noms sont tombés du ciel, La Salpêtreuse et Le Couve-Oronge. Tu vois, pas de chômage. Je ne sais pas ce qu’est l’oisiveté. En outre, j’ai accepté d’aller parler d’Izoard à Arras en avril. Côté lecture, j’ai acheté et lu L’apprenti sorcier d’Augiéras qui ne m’a pas convaincu et Retour de barbarie de Raymond Guérin ; ici aussi je suis sur la réserve. Mais je viens de recevoir deux énormes volumes de la Correspondance Gide/Rouart. Qui parle de vacances ?  ».

Journal et correspondance apparaissent comme complémentaires : force centrifuge et force centripète. Pour l’un et pour l’autre se pose la même question : faut-il publier ? Le 30 août 2004, Michel m’écrivait :

« J’ai repensé à ce projet d’édition des lettres de Rousselot ; je crois vraiment qu’il faut le mener à bien. Il me semble que l’homme n’eût pas été hostile à cette idée. Et peut-être en est-il de même de son Journal. Là, il faut se méfier malgré tout de l’intervention de la famille, de l’obsession du tri qui devient vite du caviardage. Il faut savoir ce qu’Anne-Marie va conserver, ce qu’elle va confier à la B.N. Rousselot a souhaité plusieurs fois détruire son Journal. Peu importe en vérité, il ne l’a pas fait. En ce qui me concerne, je sais que je ne détruirai pas le mien qui est sans doute moins littéraire que le sien (les extraits que j’ai lus, extraits choisis, me le font croire) ; il a occupé une trop grande place dans ma vie. Il est sûr cependant que je ne publierai rien de mon vivant. Après moi, vogue le radeau ».

Ces derniers mots me rappellent la fin des Poètes de sept ans : « (…) et pressentant violemment la voile ». Je ne peux relire ce poème sans penser à Michel, à cause de la pitié, des « pitiés immondes », et de la rumeur :

« Vertige, écroulements, déroutes et pitié !

―Tandis que se faisait la rumeur du quartier ».

Avec ou sans voile, ce radeau qui vogue plaide pour l’aventure de la publication (autre métaphore possible : une bouteille à la mer).

Autre argument, l’exemple ou, du moins, la référence, que le Journal de Gide, évidemment destiné à la publication, n’a cessé de représenter pour Michel, dont l’admiration n’a jamais interdit la critique. Citons le Journal de Valprémy, à propos du Journal de Gide :

« 1980 Jeudi 27 août. Robin 7. Journée d’hier à Bordeaux. Terminé d’André Gide la relecture du Journal (Pléïade. 1939-1949). Je reviens un peu sur mon impression première, celle d’un dévot. Gide est un littérateur jusqu’auboutiste. On aurait parfois envie que quelqu’autre travail l’occupât. Son besoin de cohérence, de paraître cohérent, l’oblige à des contorsions, des afféteries et coquetteries qui se doublent d’une humeur grincheuse dans les dernières années, peut-être une résurgence de l’enfance « rechignée ». Plus grave et décevante me semble sa conception élitiste de l’art, de l’esthétique (évidente il est vrai), dans ses projections sur la vie quotidienne. Je le montrerai plus loin. Il est sûr cependant que cette expérience introspective est incomparable et que, en souvenir des élans et émotions qu’elle engendra chez moi, j’y resterai fidèlement attaché. Je regrette maintenant de m’être tant hâté, nécessairement, à écrire mon mémoire « Gide et la peinture ». Quelles lacunes ! Quel manque de rigueur ! Quelques notes. Après la défaite de 1940 que Gide attribue en grande partie aux défauts de l’esprit français, il semble souhaiter l’installation d’une dictature où l’on pourrait « penser et (…) aimer librement », précisément ce que refusent les dictatures. « Si, demain (…) toute liberté de pensée ou du moins d’expression de cette pensée, nous est refusée, je tâcherai de me persuader que l’art, que la pensée même, y perdront moins que dans une liberté excessive. L’oppression ne peut avilir les meilleurs ; et quant aux autres, peu importe. Vive la pensée comprimée ! Le monde ne peut être sauvé que par quelques-uns. C’est aux époques non libérales que l’esprit libre atteint à la plus haute vertu ». Voici qui est dangereux, inadmissible. Il se place du bon côté de la barrière parmi ceux qui sauvent comme ces camarades lycéens qui se targuaient de royalisme sans envisager d’autres situations pour eux-mêmes qu’auprès du monarque. Dans une telle oppression encore faudrait-il que l’esprit soit libre ; son premier champ d’action, en admettant qu’il ne soit pas muselé, devrait alors être de secouer le joug et de se battre pour la liberté d’expression. Ce qu’il affirmera enfin en 1945 au sujet de l’U.R.S.S. Autre réflexion qui me fit inscrire en marge : « scandaleux ! » Gide écrit après un bombardement en Tunisie : « (…) une foule de pauvres gens, à laquelle je me suis mêlé quelques temps, cherchant en vain quelque visage où poser volontiers le regard. Rien que des êtres tarés, déchus, disgraciés, misérables, laids à décourager la pitié ». Ces remarques ne sont pas isolées mais répétées à plusieurs reprises. Amusant : « Trois genres littéraires me sont insupportables: le Garibaldi (…), le genre Mousquetaire, et le genre « Caramba ! ».

Si le Journal de Michel s’aiguise à celui de Gide sans épargner son modèle, il ne n’épargne pas lui-même dans une correspondance toute de disponibilité à ses amis, où il semble se découvrir, apprendre qui il est.

Michel Sauquet nous a confié quelques extraits d’une correspondance échangée avec Michel Valprémy de mai 1992 à juillet 2007, témoignage d’une « délicatesse », d’une « attention », d’une « fidélité », qui « ne faibliront jamais ». Quelques bribes permettent de saisir en quoi cet échange, pour chacun des deux, a pu ressembler à une maïeutique. La correspondance ne serait donc pas seulement dissémination, mais déjà tentative de recentrement, ébauche du Journal.

15-05-1992

« La lignée que vous voulez bien m’accorder me satisfait dans ses racines ; je parle de Rabelais. Sade m’ennuie souvent et je connais mal Jarry (mais Bobillot vient de m’en dire le plus grand bien). Je suis toujours heureux d’être considéré comme un « moderne », car j’ai tendance à ne voir en moi qu’un auteur désuet, très appliqué, légèrement précieux, jusque dans sa porcherie. Quant au « silence éditorial », certes on peut s’en plaindre, mais j’y gagne en tranquillité, en bonne surprise ; et votre lettre, sincèrement, vaut un succès à l’audimat.

(…)

Suranné ne veut pas dire démodé quand je l’emploie, mais plutôt hors des modes. N’allez pas croire que je me fustige à plaisir ou que j’accentue par trop mes décalages. Je goûte peu la désinvolture ambiante (mais je sais ce qu’est la fête), la désinvolture en littérature, ce que d’autres appellent le « négligéchic ». je n’en suis pas moins de mon temps. Et vous imaginez, en ce sens, combien vos remarques me touchent ».

09-11-1992

« Le problème du lecteur, du lecteur qui est aussi un auteur, c’est de ne pas assez s’oublier. Qu’aurais-je fait à sa place ? reste l’éternelle question, et ce n’est pas la bonne. Voici pourquoi je me suis « contenté » de « remarques » après la lecture d’ « Astérios » (je vous le renvoie très prochainement). Comprenez-moi, ce n’est pas le maniérisme qui pourrait me gêner ―on a usé du terme à mon propos― ce qui me gêne, me titille plutôt, c’est au contraire de ne pas assez le voir ».

07-11-1994

« Paysan ? Oui, oui, restons-le ! Mais goûter Trakl, Hölderlin, et même Claudel et Péguy, ce raffinement-là ne doit pas nous culpabiliser. Nous ne sommes pas des hommes de hiérarchie . La terre nous colle à la plume, au pull « Machin ». Je suis un paysan qui danse, un paysan aux mains douces… etc… etc. ».

20-10-1995

« La phrase de Wittgenstein me pose problème » (Il s’agit de la dernière phrase du Tractatus Logico-Philosophicus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire »). « Veut-il dire, c’est ce que je lis, qu’il ne faut pas toucher à l’inexprimable ? C’est peut-être croire un peu vite qu’il existe un réel descriptible à volonté, à satiété, mais en effet je crois que l’on peut, que l’on doit tourner autour du pot (voir, par exemple, les métaphores les plus incongrues de Proust), et exprimer « par frottements » ce qui n’est pas exprimable ».

08-08-1996

« Wittgenstein me laisse un peu (beaucoup) à l’extérieur du cercle, de son cercle. Souvent je me dis, tu vas hurler, à quoi bon décortiquer tout ça, à quoi bon cet « enculage de mouche » (Note par astérique : « j’exagère bien sûr »). L’instant d’après, je m’accuse de fainéantise, de débilité congénitale, et je reprends ma lecture qui me tombe des mains, mais je vais persister. J’attends l’étincelle. Autre monde. Je me suis replongé dans Balzac et, comme dirait Gide, j’en suis tout « épaté ». Relis les premières pages de La Peau de chagrin, admirables premières pages qui nous font comprendre à quel point il y a peu de révolution en art (et peut-être d’avant-garde), où Huysmans est déjà présent, et le Surréalisme (« un tournebroche était posé sur un ostensoir », je m’en souviendrai) ».

24 juin 2002

« Si j’ai eu un don dans la vie, c’est celui de la chorégraphie (à huit ans, je créais déjà des solos pour moi) ; mais cette aisance dans l’invention m’est si naturelle, si évidente (ça coule de source) que je n’ai jamais voulu tenter une quelconque carrière dans le domaine. Au contraire, sans cesse je me suis mis des bâtons dans les roues ; je ne voulais pas réussir. Ce qui vient tout seul, sans effort, sans être longtemps porté, ne me dit rien qui vaille. La difficulté m’est nécessaire, les lentes élaborations ».

1er juin 2003

« Que te dire de nouveau ? Albumville « se vend comme des petits pains », dixit l’éditrice. Il est vrai qu’Alain Joubert a parlé du livre dans un article de « La Quinzaine littéraire », article dont je ne partage pas le point de vue général. Je suis élu par le critique contre d’autres que moi je ne condamne pas (sous-entendu les formalistes, pour aller vite). Mais la nouvelle la plus étourdissante est celle-ci. Matthieu Gosztola, tout jeune poète du Mans, a décidé de consacrer son mémoire de maîtrise à mon « œuvre », comme il dit. Je ne sais si le sujet sera accepté en haut lieu (il dit qu’il se montrera convaincant), mais l’enthousiasme de ce garçon m’a touché. Je crois que si la jeunesse s’intéresse à notre génération, il est possible que nous nous survivions un peu ».

12 décembre 2006

« J’ai relu Barthes aussi ces derniers temps. Et avec grand plaisir. Cet homme est sans cesse à la bonne distance (son œil, sa main). On n’a pas envie de le contrarier tant la gourmandise est grande. Parfois, j’ai l’impression qu’il pourrait décaler son analyse jusqu’à se contredire sans que nous souhaitions nous opposer à lui. C’est du grand art. Mais la découverte de décembre est Aloysius Bertrand que je ne connaissais jusqu’ici que par Ravel. Tout un monde, vraiment, d’une originalité et d’une nouveauté incontestables. Et ce grand auteur n’aura jamais vu son œuvre imprimée ; un seul exemplaire a été vendu pendant vingt-sept ans ! ».

20 février 2007

« Je regretterai jusqu’à la fin de ne pas savoir jouer d’un instrument. Je le dis sans rire, j’eusse aimé être cantatrice !!! ».

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