dimanche 29 août 2010

Le loin du monde (trio)

Michel Valprémy

MARIA (30 ans)
PATRICK (30 ans)                                                                          I ACTE
FRANÇOIS (30 ans)

(Une pièce indéfinie, dépouillée, sombre (reflets du feu). Les trois personnages sont assis en demi-cercle, face au public, devant une cheminée (qui n'existe pas). Ils peuvent, à leur gré, se chauffer les mains, activer les braises... etc. (sans obligation).
Ils sont habillés chaudement, sans exagération. L'hiver.
Au départ, ils sont silencieux, longuement. Sur un signe de Patrick les deux autres miment une écoute, presque ironiquement. Ils se regardent tous avec des hochements de tête de négation.)


PATRICK
(Très calmement, c'est-à-dire sans reproche.)Tais-toi ! tu répète ça depuis une heure
MARIA
Il devrait avoir écrit.
PATRICK
C'st assez maintenant. Tu entretiens ton marasme.
(Maria ne répond rien, sa tête ne cesse de remuer comme si elle continu. ait intérieurement un monologue  habituel. François sourit et la regarde, fasciné et admiratif. Ils se parleront toujours avec une étrange sérénité.)
MARIA
C'est vrai. C'est comme. Ça a doit être comme ça.
PATRICK
Depuis six mois tu devrais admettre...
MARIA
Sept ! (Elle compte sur ses doigts) Août-Septembre-Octobre-Novembre-Décembre-Janvier-Février.
PATRICK
Tu attends encore. Tu t'inventes toujours des histoires impossibles, tu ne t'inventes que des histoires impossibles. En fait tu ne les acceptes que parce qu'elles sont impossibles.
MARIA 
(Elle rit et rira toujours fort, en cascades, sans se forcer.) Tu as raison. (Un temps.) Cette fois-ci pourtant.
PATRICK
Comme les autres !
MARIA
Ça ne veut rien dire. Et puis j'attends moins maintenant. Ce n'était pas pareil. C'est lui qui semblait complètement. Enfin, j'y ai cru, vraiment. Il avait dit je viendrai. Quand il est parti j'étais un peu saoule mais il répétait je viendrai, ça j'en suis sûre.
PATRICK
Il faudra que vous m'aidiez à rentrer tout le bois.
MARIA
Mais tu crois qu'on peut sortir aujourd'hui.
PATRICK
Je n'ai rien entendu depuis trois jours.
FRANÇOIS
(Il parlera presque toujours pour lui-même, comme h est bien soudain de ne rien attendre. Plus rien. Toute possession est devenue vaine, mieux, inutile. Oui, exactement.
MARIA
Oui, cette fois-ci. (Un temps.) Je ne descendais plus voir si j'avais du courrier. Je croisais la boite aux lettres...par hasard.
FRANÇOIS 
Je ne m'aimais plus, c'est ça.
PATRICK 
(Amusé.) Je suis entouré de dingues.
FRANÇOIS 
En virtuose. Autrefois.
(Maria rit. Un silence prolongé. Maria reprend son rire)
PATRICK
Pourquoi ris-tu ?
MARIA 
Ce que François a dit tout à l'heure.
PATRICK 
Quand ?
MARIA 
Tu étais au grenier. Tu ne tenais plus en place.
PATRICK 
Je rangeais les bûches de l’année dernière. Qu’est-ce qu'il a dit ?
MARIA 
C'est le dindon qui a ses couilles sur le front. (Elle rit encore.)
PATRICK 
(Sans rire.) C'est toujours quand je ne suis pas là.
MARIA 
Mais tu ne ris jamais.
PATRICK
Je suis un spectateur froid, c'est tout... c'est tout.
FRANÇOIS
Pour mon bestiaire. Le début. Je n'irai pas plus loin.
MARIA
(A Patrick.) Tu apprendras. On va rester ensemble. Beaucoup.
PATRICK
Je ne sais pas. J'ai trop à faire. Tous ces arbres. Si je pouvais sortir. On n'entend même plus le vent. Non. Lui non plus. Même plus.
MARIA
Alors, même -s'il venait il ne pourrait pas venir. Je ne sais plus.
PATRICK
Tu feras semblant d'y croire. Je te connais.
MARIA
C'est comme ça, mon voyage.
FRANÇOIS
L’apparence est neutralisée. Je reviens à l’essentiel. A l'envers. Oui. C'est toujours une question de miroir. De toute façon.
PATRICK
Il nous restera le figuier.
MARIA
Stérile.
FRANÇOIS
Petit à petit.
MARIA
J'ai envie de hurler.(Elle se lève, pousse de les cris stridents et se rassied.)
FRANÇOIS
(Avec une ironie sérieuse.) C'est vrai qu'on n'entend rien ici
PATRICK
(Sérieux.) Heureusement !
MARIA 
ça va mieux.
FRANÇOIS
On se peuple comme on peut.
MARIA
Moi je n'ai peur de rien.
FRANÇOIS
Des couilles lourdes ça m'émeut.
MARIA
Vous croyez qu'il est rentré ?
FRANÇOIS
Au jour de Mars...on verra.
PATRICK 
J'ai tout fait pour éviter le voisinage. C'est trop tard, c'est fini. On ne peut rien entendre.
FRANÇOIS 
Il fait nuit et on ne rave plus.
MARIA
Au jour de Mars. Qu'est-ce que ça veut dire ?
PATRICK
Il manque une source ici.
MARIA 
Je me donne jusqu'à Vendredi. Après je me décide°
PATRICK 
Bon.
MARIA
(A François.) Tu crois qu'il vaut mieux que j'écrive ?
PATRICK
Tu sais bien que...
FRANÇOIS
Il ne reste que des bruits purs.
PATRICK 
Rien !
FRANÇOIS
Pour une fuite.
PATRICK
On pourrait creuser un puits.
MARIA 
Une grotte.
FRANÇOIS
Histoire de mieux s'évader.
MARIA 
Je vais partir seule. C'est décidé. J'ai dépassé tout mon temps.
FRANÇOIS
Même s'il fait jour.
MARIA
J'attends jusqu'à Vendredi. Oui Vendredi. Vendredi 20 heures.
PATRICK 
(Satisfait.) On n'entend vraiment rien. (Il se lève ouvre une porte, une fenêtre...Maria et François se regardent et s'immobilisent. Tous les trois écoutent. Aucun bruit. Cette séquence, très lente.)
FRANÇOIS
Rien. (Un temps.) Rien. Je ne veux plus rester seul.
(Maria se penche vers François et l'embrasse, lui effleurant les lèvres. Patrick ferme la porte, la fenêtre, revient vers eux. Il pose ses mains sur les épaules de François qui penche la tête en arrière. Patrick l'embrasse comme Maria vient de le faire, exactement. Il s'assied.)
PATRICK
Vendredi, moi aussi, je sortirai.
FRANÇOIS
Dans huit mois ce seront les vendanges.
MARIA
(Elle compte sur ses doigts.) Mars. Avril. Mai. Juin. Juillet. Août. Septembre Octobre. Je serai peut-être de retour.
PATRICK
Tu ne partiras plus.
FRANÇOIS
Je disais ça comme ça. Pour y goûter. On en serait tous étonnés. L'été dernier j'y croyais beaucoup. Vers la fin des glaïeuls. On volerait les grappes oubliées. Je vous ferai des tartes chaudes au raisin. Peut-être. On aura le ventre gonflé par les châtaignes. Après, on sautera les feux de sarments. Bien après. Oui. Personne ne voulait l'admettre. C'était dans l'air pourtant. Trop à la fois. On avait fait des réserves, des séances de prières. Je rangeais, comme une certitude. La moisissure partout. On colmatait les brèches. En cas. Probablement. Il nous restait des bougies.(A Maria.) On retrouva ta pipe à eau. Il faudrait que je recommence. A zéro. Un grand réservoir...qui fuit.
PATRICK
Donc, Samedi, on ira chercher des poireaux sauvages. Si je peux je couperai tous les arbres morts.
MARIA 
Peut-être que je vais écrire. Quand même.
PATRICK
Attends encore. Fais comme tu as dit. Vendredi.
MARIA
Mais attendre quoi ?
PATRICK
Ça va se calmer.
MARIA
Ce sera pareil.
PATRICK
Un meilleur choix. J'en suis certain.
(Un temps. Maria soudain se tord de douleurs, avec des grognements, comme si elle étouffait ; elle se tient les côtes. Ils la regardent sans intervenir puis Patrick fait un signe de complicité à François. Ils rient franchement.)
PATRICK
(A Maria.) Tu as battu ton record de grimaces.
MARIA 
J'ai mal.
PATRICK 
On sait.
MARIA
Ça me reprend.
PATRICK
Ça ne t'a pas quitté.
MARIA
(Plus grimacière encore avec des gestes excessifs.) C'est comme si une épée rougie à blanc me rentrait dans le ventre et ressortait par le poumon. Le gauche.
PATRICK
On peut rêver.
MARIA
J'ai mal.
FRANÇOIS
Je ne voudrais plus bouger .J'ai tout préparé. Je suis prêt.
MARIA
(Souffrant toujours.) Merde ! Merde !
FRANÇOIS
Travlo !
(Maria rit. Ses maux ont cessé, subitement.)
PATRICK
Je coupe les ormeaux aussi ?
MARIA
(A François.)Tu crois qu'on pourrait se faire la gueule ?
PATRICK
Je ne suis pas sûr qu'ils soient morts. Tout à fait.
FRANÇOIS
Quand on pourra on ne pourra plus rien.
MARIA
J'ai froid !
PATRICK
Tu somatises.
(Maria rit.)
PATRICK
On n'en sortira pas.
FRANÇOIS
Tout se dire c'est un bien plus grand respect.
PATRICK
Vous n'avez rien entendu ?
MARIA
Non !
PATRICK
Taisez-vous !
FRANÇOIS 
Qui sait ?
PATRICK
Il me semble avoir entendu...
MARIA
Tu guettes sans cesse.
FRANÇOIS
Des fougères. I1 en restera.
PATRICK
Il faut s'y mettre. Il faut que je les -s- coupe.
MARIA
Dommage. Ils sont si beaux ces arbres.
FRANÇOIS
Et puis on ne craint rien.
MARIA
Ça va faire un vide.
FRANÇOIS
De rien. Absolument. Je déteste ce mot : dommage.
PATRICK
Comme un cri mat. Vous n'avez vraiment rien entendu ?
FRANÇOIS
C'est carnaval ici.
MARIA
Peut-être qu'il n'a pas reçu mes lettres.
FRANÇOIS
(Soudain directement à Maria, mais toujours calmement.) Mais puisque vous ne vous êtes rien promis. Il a dit qu'il viendrait. Bon. C'est tout. Moi j'ai mes convictions.
MARIA
Lesquelles ? Je m'y perds moi dans tes énigmes.
PATRICK
Vous recommencez.
FRANÇOIS
On ne s'attend pas au pire. Il fait chaud ici. (Il se met lentement torse nu. A Patrick.) Gratte-moi le dos ! (Un temps.) Et le bout des seins aussi.
(Patrick obéit, comme un rituel quotidien. Un long temps. Maria a repris ses tics.)
MARIA
Si je dois dormir dehors je prendrai une couverture. La bleue.
FRANÇOIS
C'st bon. A chacun son prurit.
PATRICK
Avant tu disais : A chacun son 'frisson.
FRANÇOIS
Je vieillis. Non. Je m'émousse. Il faut creuser plus profond maintenant.
MARIA
S'il avait écrit, je ne sais pas du tout. (Un temps. Puis, comme une litanie.) J'ai le cafard. J'ai le coup de barre. J'ai soif. J'ai faim. J'ai mal à la, tête. J'ai envie de chialer. J'ai envie de pisser. (Elle se lève péniblement puis se rassied aussitôt.) Je suis fatiguée. J'ai la flemme d'aller pisser.
FRANÇOIS
C'est bon, comme une chrysalide.
(Patrick cesse de masser François qui se rhabille.)
PATRICK
Et le saule de la mare.
MARIA 
Tu vas couper le sorbier ?
PATRICK 
Oui, le premier.
MARIA 
Merde !
PATRICK 
On n'entend rien.
MARIA
Merde !
PATRICK
Le verger aussi.
MARIA
MERDE ! MERDE !! MERDE !!!
PATRICK
Ça fera une bonne réserve.
MARIA
Si je pars.
FRANÇOIS
Je suis sûr qu'il ne gèlera plus. Jamais. Je suis sûr. C'est une question de désir.
PATRICK
C'était un bon écran contre le gel.
FRANÇOIS
Quelle épidémie !
PATRICK
La route est fermée.
MARIA
Il ne faut plus sortir, c'est trop risqué.
PATRICK
Pourtant on n'entend plus rien. Oui, ça fait bien trois jours.
MARIA
Le facteur ne viendra plus.
FRANÇOIS
Moi j'y crois encore. Il y a des oiseaux.
PATRICK
Il ne passera plus.
(Silence.)
FRANÇOIS 
Je vous donnerai mes dessins.
(Silence.)
PATRICK 
On n'entend rien.
MARIA
C'est vrai.
FRANÇOIS
Chut !
MARIA
Chut !
(Ils écoutent tous les trois. Rien. Puis, quelques coups de fusils.)
PATRICK
(Fort.) LES CONS !
(Maria rit.)

Inédit – Avril 1980

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.