vendredi 6 juillet 2012

La ligne médiane

Michel Valprémy




Ce n'était pas qu'elle fût folle, pas plus que vous ou moi et beaucoup moins que la Jeanne que l'on enferma l'été dernier. Non, ce n'était pas la folie mais, parfois, contre toute raison, elle décidait de ne pas tenir compte des usages et des codes ou de les détourner à sa guise. Cette bizarrerie, au demeurant sans importance, entraînait des quiproquos, des confusions, des malentendus que nous, la famille, tentions de rattraper au mieux. On appelait ça : "redresser la situation". Ainsi, il y a deux ans (je cite cette anecdote comme exemple), le jour des grands départs en vacances, le jardinier, tout essoufflé après une course de plus d'un kilomètre, devenu bègue sous le coup de l'émotion, parvint à nous annoncer que notre mère, épouse, sœur, tante et grand-mère était certainement morte à cette heure écrasée sur la route du Moulin du Pont., Nous nous précipitâmes et, risquant notre vie à tour de rôle, nous eûmes le plus grand mal à la convaincre de quitter la ligne médiane qui n'était pas réservée, comme elle le prétendait, aux piétons. Elle se plaignit de l'étroitesse de la bande blanche que ses pieds débordèrent à plusieurs reprises, jugea notre inquiétude très exagérée avec ce léger sourire qui nous signifiait que, comme d'habitude, nous étions en retard d'un tour d'horloge.
On profitait de ses siestes, des courses, de la messe pour se réunir par petits groupes et décider de l'irréversibilité de son cas. Il s'agissait à coup sûr (on y mettait la main au feu, la tête à couper) des séquelles de l'épidémie de grippe espagnole qui, alors qu'elle était bébé, avait tué en quelques jours quatre de ses frères aînés. On l'avait déposée, fiévreuse, près de la cheminée, dans un panier. On ne s'occupait plus d'elle, l'abandonnant à une mort inévitable. Mais, à l'étonnement de tous, elle s'était "dépouillée comme un serpent" et avait survécu. On rappela en outre une chute de vélo sur un tas de cailloux qui la laissa plus d'une. heure sans connaissance, une autre, aussi grave, alors qu'elle jouait à l'équilibriste sur un tronc d'arbre, les yeux bandés, avec .un cerceau en mouvement autour de la taille et, soi-disant, un œuf de cane posé sur le plat de chaque main. On n'a jamais ajouté foi à cette histoire de graine de haricot enfoncée dans sa narine gauche qui, oubliée, aurait fini par germer provoquant des névralgies intolérables. On n'évoquait cette fiction que pour entendre un des membres de la famille affirmer : "C'est plutôt un petit pois qu'elle a dans la tête, un petit pois à la place du cerveau".
Le rituel de ces conciliabules s'achevait sans qu'aucune décision ne fût prise. Nul n'ignorait que pendant des mois, une année ou deux peut-être, il ne se passerait rien d'alarmant, voire de grave, pour elle-même, pour l'entourage et le voisinage.
Dans ce laps de temps, plus ou moins extensible, de notable accalmie, on s'amusait donc de ses "bizarreries sans importance" qui donnaient quelque relief à l'écoulement monotone des jours "réglés comme du papier à musique". Elle avait la curieuse habitude, quand elle montait à l'étage, de quitter ses pantoufles en haut de l'escalier et de les laisser sur la dernière marche tandis qu'elle gagnait les chambres, ceci afin d'éviter de marquer le parquet qu'elle cirait chaque lundi. Quand elle décidait de redescendre, alors que personne ne l'appelait, elle se mettait à courir dans le couloir et sautait à pieds joints dans ses chaussons. Inévitablement elle débouchait dans la cuisine sur une pétarade feutrée, nous invitant à préparer les compresses. Il faut préciser que, dotée d'une forte corpulence, elle ne pouvait s'autoriser, à soixante ans, aucune licence acrobatique d'autant plus que, victime d'une coquetterie inextinguible, elle avait souhaité, malgré nos mises en garde, une intervention chirurgicale qui, certes, avait considérablement réduit ses oignons (qui ne la faisaient pas souffrir mais déformaient par trop ses souliers) et, par la même occasion, considérablement augmenté le volume de ses jambes, après de douloureuses phlébites qui la laissèrent longtemps alitée.
Sa maladresse était bien connue, elle prenait un certain plaisir à nous montrer les traces de ses cicatrices, les écorchures, les coupures, les hématomes. Si elle saisissait la queue brûlante d'une casserole, elle sifflait pour tromper sa douleur et, sans lâcher prise, tournait autour de la table, les yeux exorbités. Jamais elle ne s'asseyait confortablement, elle se penchait en arrière en équilibre instable, satisfaite lorsqu'un seul pied de la chaise supportait son poids. Mille fois nous l'avons prévenue qu'elle finirait par tomber dans le feu. La trappe de la cave l'assomma à plusieurs reprises, tous les trottoirs de la bourgade furent responsables de chutes mémorables, elle ne parvint pas à comprendre, était-ce un parti pris esthétique ?, que pour accéder aux plus hautes étagères ou pour changer une ampoule du lustre il est d'usage, quand une échelle fait défaut, de disposer un socle de base plus large que les volumes qu'il doit supporter. Elle réfléchissait, optait toujours pour la solution contraire.
Une seule fois, après ce raclement de gorge caractéristique qui préludait à ce que nous avions convenu de nommer "ses absences", alors que, suivant les conseils du spécialiste, je la tirais par le coude pour la ramener sur terre et lui interdire cette fuite qui nous intriguait, elle m'avait expliqué : "II faut me laisser partir, c'est là-bas que je suis bien. Quand je l'entends pousser je suis bien. C'est comme un bruit d'écorce, ça ne fait pas beaucoup de bruit, c'est plus doux que doux et des portes, des fenêtres s'entrouvrent et le vert et le bleu entrent, on ne sait pas d'où ça vient, ça entre partout et je  me sens légère et souple et  leste et je suis bien, bien, je ne peux dire que ça".
Ce matin elle retourna sur la route du Moulin du Pont en prenant soin de ne pas quitter le bas-côté. Il pleuvait un peu, elle avait mis son chapeau d'été et tenait par la main le plus jeune de ses petits-fils. Elle ne parlait pas. Il ne fut pas surpris quand elle toussota et lui demanda d'aller cueillir ces fleurs jaunes près de la rivière. Elle traversa la route, s'arrêta sur la ligne médiane.


Le temps de la nouvelle, février 1985

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