mardi 10 juillet 2012

Mon autre (dialogue pour une solitude)

Michel Valprémy

à Wenda d'autrefois



MOI    — Le ciel était aussi souple qu’aujourd’hui, elle marchait fiévreusement

LUI     — …

MOI    — Elle avait murmuré : « Offre-moi les mouettes »

LUI     — « Elle » ?

MOI    — Oui… l’Autre, la fille-proue…

LUI     — Oui… 1’Autre, la femme-argile…

MOI    — J’ai couru sur le sable jusqu’à ce que mon cœur cogne mes dents. Clos dans les chaos de ma course. L’oiseau semblait soudain plus proche. Je me projetais dans l’air dur. Le saisir. Il n’existait plus. Mes yeux avalaient le sable, mon ventre s’écorchait aux coquillages, la mer brûlait mes blessures. J’oubliais toutes mes attentes à mordre le vent. Elle ?... je l’aimais ; je cherchais son parfum contre les varechs lorsque ma rage la désirait proche. Je piétinais leur humidité visqueuse. Elle ? je l’aurais captée sur mes tourments. J’étais capable de toutes les forces. Elle possédait les raisons des mirages…

LUI     — Mais « elle » savait percer tes yeux.

MOI    — L’Autre mon Autre…

LUI     —Ton Autre, les rancœurs de l’orage.

MOI — Elle répétait encore : »Offre-moi les mouettes ! »Et je riais à rompre les veines de mes tempes. Le bonheur s’infiltrait dans mes épaules, elle allait me prendre la main. Le soleil tournait en ma gorge. Le petit poing minuscule. Ces doigts que le froid recouvrait de marbre. Les embruns cinglaient ses longs cils sombres, une larme tremblait sur sa pommette et glissait jusqu’à sa bouche.

LUI     — Elle te repoussa lorsque tu voulus 1’approcher. Tu rêvais ; tes lèvres sur les siennes, et, cette larme salée entre vous, pour vous, à vous ; elle a refusé ton baiser.

MOI    — Non !! Elle voulait contempler le soir sur la mer.


LUI     — Mais oui, je sais. Mille fois déjà. Ensuite, votre seule grande joie…

MOI    — Pourquoi la « seule » ? Je n’ai pas tout avoué. Quelques secrets encore me rongent, m’adoucissent ou me tyrannisent.

LUI     — A. moi ? Tu n’a pas tout dit, tout écrit. A force de répéter tes angoisses, je croyais que tu avais encerclé, enfermé l’aventure avec cette AUTRE.

MOI    — Je t’interdis de prononcer ainsi ce mot. Tu m’avais promis de ne plus le crier. Et, que signifie « 1’aventure » ? Le temps de l’homme n’est pas une succession d’actes irréguliers ,mais le développement continuel d’un germe qui doit vivre le chemin qu’il mérite.

LUI     — Je voulais simplement te reconduire au réel.

MOI    — Mais, je suis vivant pour faire éclater toute durée innocente, toute habitude sereine. J’ai choisi, prétentieusement, le sentier de la spirale. L’ascension. Je repousse les pauvres oracles, les langueurs superflues. Ouvert sur les vastes hasards. Elans de feu. Désirs équivoques. Enivré du Mystère.SOI .Elle était ma fleur et ma rocaille.

LUI     — « Elle » ?

MOI    — …

LUI     — Toujours cette Autre. Le chardon et Le fouet.

MOI    — Ce jour-là, elle m’avait capturé. Le calme, la folie. J’accompagnais les jeux-cris de nos amis sur la plage. Soudain (irritée de ce qu’un instant de sueur et de gorge desséchée je lui échappais) elle me tira par le bras en me griffant la chair. Furieusement — œil d’animal — elle m’écarta du groupe. Ensuite sa crispation s’assouplit et les doigts détendirent leur férocité. Elle me souriait. Plage de ses dents. Nous marchâmes longtemps les pieds dans la dernière dentelle des vagues. L’air chaud écaillait la peau. Parmi les ajoncs des dunes, elle s’assit sur son ombre morte et doucement s’allongea. Cambrure féline. Le visage fluide, mouvant ; le silence. Je m’inclinai vers elle et cognai mes lèvres contre les siennes. Je ne la désirais pas. Je n’étais plus chaste. Lorsque je relevai la tête le soleil fondait ses rayons mauve sous l’horizon altéré.

LUI     — N’as-tu pas oublié de dire qu’elle pleurait de courts sanglots ?

MOI    — Je n’ai voulu oublier que ton rictus ironique. Tu disais toujours que j’inventais ces détails par souci de « romantisme ». Oui, elle pleurait. Ses lèvres repliées sur ses dents. La seule faiblesse entrevue. Elle a dit : « Je suis peut-être trop étale. Pars ! » Lui obéir. J’ai répondu : « tu es au-delà de nous, tu es mon Autre souhaitée, mon Autre recherchée, l’Autre envoûtée, l’Autre balbutiée, hurlée, secourue ; mon Autre reconnue, captée, pierre ou fruit,1’Autre contemplée, l’Autre difficile, mon Au-… »

LUI     — …

MOI    — Dans la nuit ,1e sommeil s’échappait ; j’écrivais le poème que je certifiais celui du renoncement à toute défaite banale. Vulgarité chassée : « PAR PEUR DE TE PERDRE ».J’avais dix-huit ans, ivre de recherches pures, comblé d’un seul regard singulier.

LUI     — Ce n’était plus aussi simple. Perfide ou stratège. Votre « affection » s’engluait dans ta souffrance.

MOI    — Non Elle était innocente de trop désirer. Accepter mon corps signifiait pour elle s’échouer sur le seul rocher acide que pût dissimuler une mer plate, embrasée de soleil.

LUI     — Tu crains d’avouer qu’elle jouait des tourbillons de l’attente. Je sais, tu aimes « attendre ton attente ». Elle se moquait des masques de ton amour.

MOI    — Faux !! Elle protégeait les tendresses (soifs, étoffes, prairies) de notre enfance.

LUI     — Elle livrait aux autres garçons, tes amis, les formes-nymphes de ce corps heureux qui te bouleversait.

MOI    — Mais, cela n’avait aucune importance. Je n’espérais que la hâte de sa présence. Je me souviens un soir de fête (odeur ivoire des bougies) — son retard mortel — m’être désespéré jusqu’à gémir face aux étoiles. Elle parut, naturelle et sans excuse, j’effaçai les stigmates de ma peine d’un calme baiser sur sa main.

LUI     — Tu t’égares. Rappelle-toi le goût lugubre de ta salive ! le fiel de tes sangs. L’orage de ton front. Elle n’a jamais été l’épouse ; tu parlais sans cesse de noces !

MOI    — Nous étions complices dans l’âme. Les paroles-réponses correspondaient aux questions tues. Le hasard et l’envie réconciliés.

LUI     — Jamais ses épaules-plumes sous tes dents…

MOI    — Je possédais son regard !

LUI     — Les seins de l’enfant surpris.

MOI    — Ses mots vibraient .Le miracle d’un chant…

LUI     — La soie mouvante des cuisses.

MOI    — Lé miracle des eaux,

LUI     — Le soleil du ventre.

MOI    — J’aimais observer les fragments divers de sa peau hâlée. Les paupières s’abaissaient délimitant une parcelle d’épiderme plus pâle et plus fragile.

LUI     — Tu estompes les cernes de ton désir. Souviens-toi encore ! L’été développait les courses, les baignades ; elle nageait plus loin, tu courrais plus vite. Ne l’appelais-tu pas ? mon cygne » ?

MOI    — Si ! « Mon cygne noir ». Elle disait : « Pourquoi noir », Je ne répondais pas, mais je fixais ses cheveux amples qui frôlaient ses bras. Souplesse ondulée des roseaux,

LUI     — Tu la rejoignis un jour derrière la cassure bleue des vagues. La serrer contre ton corps ; elle ne se débattit pas, enfonça ses ongles dans la chair de ton dos huilé et te déchira. Elle échappait de ton souffle !
I
MOI    — Non ! Elle ne m’échappait pas, elle accroissait mon envie de partage. J’allais aux marécages. Je ne souffrais pas. Je m’exhumais d’odieuses fadeurs.

LUI     — Ton corps, lui, criait.

MOI    —Elle ? Je ne l’imaginais pas dans l’extase.

LUI     — Tu ne parles plus de ce jour où le désir oppressait tes perceptions soumises. Tu frissonnais dans la joie du soleil, tu ne marchais plus sous les pins tu ne racontais plus tes rêves aux enfants que ton mutisme faisait pleurer.

MOI    — Parle encore, toi !! Ma mémoire me tourmente et je m’y plais. Ne force pas le silence ! Ouvre le délire !

LUI     — IL arriva, sans surprise. TOI fracassé. Sa jeunesse égale à la tienne, mais assurée. Vertiges. Le visage dur. Comme un arbre battu des tempêtes. Presque nu. La fraîcheur sur cette plage-brasier. Ah ! courir contre lui comme on se précipite vers un abri par temps d’orages et de peurs. Détourné pour éviter de céder. Son regard s’abandonnait sur ton profil. Tu te sentis, granit, mousse et lilas. La couleur pâle des yeux. La poitrine d’un Empire perdu. Fort, élégance de l’ombre, Entouré des fumées de sa cigarette. Oeil humide. Le ventre-nénuphar .Tes cils piqués. Odeur de tabac et de peau. Soleil révulsé.

MOI    — Arrête !! J’ai froid maintenant de ma solitude.

LUI     — Sur la nuit que tu avais nommée « Italienne », « dantesque » ou « machiavélique…

MOI    — Non ! assez !! Non ! … « florentine »… achève !

LUI     — Tai bouche sur ses yeux, tes jambes dans ses jambes, son sourire mordu.

MOI    — La chair-certitude.

LUI     — II avait dévié ton attrait.

MOI    — Le lendemain, exalté, je lui contais la joie. Elle m’embrassa vivement les cheveux, le cou, puis se tut un instant pour regarder comme à son habitude la mer obscure — velours des vagues — sous le ciel mat. Elle s’agenouilla, rivant nos regards, et posa ses lèvres sur le haut de ma cuisse. Je ressentais leur chaleur souffle — à travers l’étoffe mince du maillot, elles glissèrent furtivement jusqu’à frôler mon sexe ; la fille-folie se releva et s’enfuit. Doigts amers.

LUI     — Elle n’a rien dit ?

MOI    — Si ! « j’ai tout protégé de nous ; j’ai tout vaincu pour toi, tu peux vivre de toi ! ».

LUI     — Et, tu ne l’as jamais revue.

MOI    — Non ! Des cauchemars d’orties et d’insectes.

LUI     — Quelques rêves. Images d’anciennes tendresses.

MOI    — AU…TRE…

LUI     — …(soupir)

MOI    — …(soupir)

LUI     — Regarde ces mouettes posées ! Elle te disait souvent…

MOI    — Qui « elle » ?

LUI     — Ton Autre !

MOI    — Mon autre ? Peut-être…


Inédit, janvier 1972 revue 1980

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