dimanche 8 juillet 2012

Le sexe d'Albert (inédit)

Michel Valprémy



Albert n'a jamais vu son sexe; ou cela- fait si longtemps qu'il ne se rappelé plus. Ce n'est pas un ventre rebondi qui l'empêche de regarder ses attributs. A son âge, Albert est resté svelte, élancé, d'une élégance dans l'habillement que personne ne lui conteste. Il ne se soucie pas exclusivement de sa mise, il apporte, chaque jour, le plus grand soin à ses ablutions et ne néglige aucune parcelle de son corps. Albert n'utilise plus la baignoire, c'était trop risqué et douloureux. Allongé dans l'eau il fixait le plafond la nuque renversée sur la céramique, la position manquait de commodité. Il opta définitivement pour la douche, plus revigorante, plus saine et somme toute moins hasardeuse – il suffit de tenir la tête droite. Albert ne se lave jamais à mains nues en frottant directement le savon sur la peau, il use d'un gant qu'un élastique (rarement un cordon) maintient étroitement serré à son poignet. Albert ne souffrirait pas de toucher ou même de frôler sans protection ses parties génitales. Quand il est rincé, il endosse un peignoir en tissu éponge, retire le gant mouillé pour enfiler des moufles qu'il a lui-même confectionnées, et qu'il conserve jusqu'à ce que son pantalon soit attaché.
Albert ne parle jamais de sa maladie mais d'une affection chronique, expression qu'il juge suffisamment alarmante, sans être explicative, pour lui permettre, au regard de sa famille ou de la communauté, des malaises subits, des départs impromptus et des distances dont la dignité, l'absence de plaintes ou de légitime révolte forcent 1'admiration. Albert, lui-même, ne se mésestime pas; se sachant incurable, unique précision sur son état qu'il avoue publiquement, il affecte un sourire résigné, prend des nouvelles des petites misères de son entourage, n'est pas avare de pastilles.il plaint de toute son âme les tarés de naissance, les diabétiques et les épileptiques, fustigeant à l'occasion hypocondriaques et pervers, personnages jugés ennuyeux pour les premiers, répugnants pour les seconds.
Il est vrai qu'Albert depuis une décennie a atteint à une véritable sérénité. La peur d'un incident de parcours, un prurit inguinal, le gant qui glissait, le dégoût inextinguible qui en découlait, les fièvres et les suffocations, l'ont très vite contraint à déployer des trésors d'ingéniosité pour éviter 1'irréparable. De fait, les grandes crises disparues, seules quelques nausées vite estompées lui rappellent encore, au moment des mictions, le calvaire de son existence passée.
Pour uriner Albert s'assoit sur la cuvette, ne secoue jamais son sexe. Quand il a terminé, il tamponne le méat avec du papier hygiénique plié en triple épaisseur. Albert dut attendre plusieurs années pour constater qu'il ne relâchait son sphincter urétral qu'après avoir prononcé les mêmes mots, sous la forme d'une douce incantation: "JE TE L'AVAIS DIT… ÇA Y EST...JE SUIS BIEN… JE TE L'AVAIS DIT... ÇA Y EST... JE SUIS BIEN... " Albert comprit que la longueur de ses stations dans les toilettes dépendait moins de son aversion pour son pénis que de ce leitmotiv qui, sans se développer, s'étirait sur plusieurs minutes. Mais, privé soudain de l'obsession de son existence, bizarrerie sublimée en stigmate, il ne chercha que très brièvement à se défaire de ce nouveau travers en formulant, au hasard de 1'inspiration, quelque sésame aléatoire voué d'avance à 1'échec. Albert renonça à ses investigations, il n'avait pas fait, du reste, un grand bond en avant. Il s'était contenté de remarquer qu'une scène de sa petite enfance affleurait, diapositive floue et tremblante, alors que confortablement installé, genoux serrés, sur le siège des cabinets, et détaillant pour la millième fois une reproduction du Portrait du fils Ari d'Odilon Redon accrochée sur la porte, il commençait sa litanie. C'est l'été. Albert est accroupi sur le carré de terreau du potager en face d'un garçon plus âgé que lui .Ils font de conserve leurs besoins. Le jeune homme exige quelque chose, lui prend la main.
Pour Albert les difficultés commencent quand, hors de chez lui, et bien qu'il soit capable de se retenir plus longtemps que le commun des -fa-mortels, une obligation pressante l'oblige à la satisfaire sur le champ. Les lieux publics lui font horreur, particulièrement les latrines dites à la turque. Malgré le papier de soie glissé en permanence dans la poche intérieure de son veston, il lui répugne, debout, d'avoir à extirper son sexe, n'ayant pas le loisir, comme en pleine campagne, d'ôter en toute tranquillité pantalon, caleçon, de refuser l’inconfort de la position à croupetons. En outre, 1'éventualité, derrière la porte, d'une présence prête à frapper, à 1'interpeler, lui est intolérable, toute précipitation dans l'énoncé de sa formule l'empêchant d'arriver à ses fins. Mais, plus que tout, bien qu'il ne les lise pas, Albert redoute les graffiti obscènes, les rendez-vous indécents qui encombrent les murs et qui contrairement au portrait d'Odilon Redon, apaisant comme un paysage tranquille, familier, le condamnent à l'échec et au vomissement,
Albert en effet éprouve "une sainte phobie", c'est son expression, pour des blagues, des galéjades et toutes sortes de plaisanteries dont le récit, convenable au départ, dégénère couramment en chutes scabreuses. Dans les salons de dames au-dessus de tout soupçon quant à leur moralité, le thé agit parfois comme un aphrodisiaque, quelque parente d'un militaire de carrière finit, sans le vouloir, par sombrer dans la gaudriole ou, rarement à dire vrai, par entonner les premières mesures d'une chanson de corps de garde. Albert, qui fut exempté de ses obligations pour cause de troubles nerveux, fait taire la dévergondée quitte à passer pour un raseur, ce qui ne manque pas d'arriver. Mais, par compassion pour ce grand malade, célibataire de surcroît, on se doit de l'inviter, d'adoucir ses maux et sa solitude. A l'exception de ces réunions d'amies, Albert, qui vit de ses rentes, ne quitte pas son apparternent.il ne va ni au théâtre ni au cinéma, il déteste les jardins, les fermes, appréhendant les escargots, les limaces, les pis des vaches. Il ne mange jamais au restaurant tremblant de découvrir sur le menu le mot saucisse accouplé aux lentilles, son plat de prédilection. Albert ne lit pas, il a dénoncé son abonnement à "La Vie du Train" depuis qu'un humoriste se plaisait à dessiner des cheminots fort dévêtus.
Néanmoins Albert connaît le plaisir. Le dimanche, le plus souvent un dimanche sur deux, après la vaisselle de midi, Albert se fait les ongles. Son nécessaire, un étui précieux damasquiné, contient des instruments délicats dont l'acier et l'ivoire, minutieusement sculptés, rivalisent d’exquisité. Albert, après avoir trempé ses doigts dans une coupelle d'eau citronnée, use des ciseaux, de la lime, du polissoir, sourit si aucun albugo ne trahit la perfection de la surface cornée, si les dix lunules, au risque d'un peu de sang, sont très apparentes .Ensuite il glisse ses mains dans des moufles identiques à celles qu'il utilise après sa toilette, à l’exception de la partie réservée au pouce, conçue comme s'il s'agissait de mitaines. Albert s'allonge sur son lit et, les yeux au plafond, dénude son ventre sur lequel il place une serviette pliée en deux. Puis, il observe longuement les ongles de ses pouces, choisit le plus impeccable, l'approche de sa bouche.

Indédit

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