jeudi 12 juillet 2012

Pour la boucherie, Verdun valait bien l'Indochine

Michel Valprémy



1. La tache d'encre sur le buvard

C'est un poilu de la guerre de quatorze. Pour bien le voir, il faut cligner des yeux ou se pencher sur le côté, ou le regarder par transparence devant une ampoule électrique. On dirait le pioupiou de la carte postale d'Amélie, celui qui récite un poème en embrassant le drapeau tricolore :

Débarrassons-nous de la tyrannie,
Du joug malfaisant de la Germanie.

Le mien — personne ne dira le contraire — porte un casque enfoncé jusqu'au cou et son barda lui casse l'échiné. Il a peut-être attrapé un torticolis. Il se penche en avant comme les vieilles, les pauvres, les veuves qui ont chargé trop de fagots sur leurs épaules, des bûches énormes, des troncs entiers, et des sacs de maïs, de topinambours, des bottes de paille, des meules de foin plus hautes que des montagnes, le Massif central ou les Pyrénées.
Pas méchant pour deux sous, il n'a tué que trois, quatre, dix ennemis dans les tranchées. Il les a zigouillés pour ne pas mourir déjà, si tôt, trop tôt, fauché dans la fleur de l'âge. Il les a noyés dans la boue, troués avec sa baïonnette, il les a asphyxiés avec du gaz.
Maintenant il n'est plus armé (rien dans les mains, rien dans les poches), il marche depuis des heures et ses godillots ressemblent à des chaussures de clown, le vilain, mal peigné, ficelé comme l'as de pique, sans paillettes ni trompette d'or. Il se gratte sans cesse, il n'a pas eu le temps de s'épouiller, de s'épucer. Il s'essuie le front, se mouche et crache ; une odeur de sang frais, de cheval pourri ne le quitte pas.
Pendant l'épidémie de rougeole, il a envoyé à ses chers parents, à sa promise, des lettres qui parlent du blé qu'il n'a pas moissonné cette année, du vin qu'il ne soutirera pas ; des lettres et des découpages plus beaux que la dentelle des napperons, que les volants d'un jupon d'autrefois.
Il chante. Il est en permission. Dans sa chanson, il fait bon fait bon dormir auprès d'une brune ; il sourit quand il dit brune. Il rentre chez lui avec une médaille sur la poitrine et un éclat d'obus dans le mollet droit. Il n'a pas mal ; il souffre moins que les autres, des centaines et des milliers d'autres soldats, ceux qui ont perdu un œil dans la bataille, un bras, deux bras, les jambes, les jambes et les bras.
Dans la ferme qu'on ne voit pas, les femmes ont coupé des dahlias, des vendangeuses.



2. L'image du missel

Les tantines aussi sont des chameaux, des sans-cœur. De temps en temps, il faudrait les mettre en cage. On se prendrait pour Louis XI et on les enfermerait sans rien, sans pot de chambre, dans le garde-manger tout rouillé. Après, on fouetterait leurs vieux os à coups de vime ou de battoir à linge. Pour finir, on les jetterait dans le puits la tête la première.
Je suis puni, privé de messe, Dieu seul sait pourquoi. Amélie dépend sa veste de taupe et coiffe le chapeau cloche assorti. Elle se trouve belle dans le miroir, elle tord sa bouche dans tous les sens, la fronce en cul de poule et renverse ses yeux de merlan frit ; elle est moche, un hibou.
Je ne lui dirai ni bonjour ni bonsoir ; son bouillon sera mauvais, trop chaud, trop salé, ses croquants trop durs, immangeables, bons pour les canards. Elle en pleurera ; elle pleure beaucoup, sans raison ; elle dit toujours qu'il faut se laisser aller, autrement les larmes coulent dedans, sous la peau et gâtent le teint. Amélie est fripée comme une vieille patate oubliée dans la cave.
Pour sa quête, elle ne veut pas emporter un gros billet ; on n'a pas besoin de savoir ce qu'elle gagne avec ses légumes et ses œufs ; et le curé n'est pas aussi misérable que ce qu'il veut bien raconter ; c'est un arsouille qu'on doit souvent sortir du fossé. Amélie éteint la radio, la musique lui casse les oreilles, surtout cette Edith Piaf ; elle l'a vue au cinéma, aux actualités, on dirait une femme saoule quand elle chante. Avec Amélie, c'est la terre entière qui boit un coup de trop.
Ah ! il va peut-être faire orage ; mieux vaut se munir d'un parapluie ; ça pourra servir. La semaine dernière, à la sortie de l'église, le fils du maire a pissé devant elle en lui montrant son affaire. Il n'y a pas de quoi rigoler ! Avant de sortir, elle me tapote la joue de sa main moite, une tranche de foie de veau jetée sur la toile cirée.
Qu'il pleuve ! Qu'il pleuve à verse, à torrents, des cordes ! Qu'il flotte dans les cuisines, les greniers, dans les chambres ! Les granges finiront de s'écrouler, la fosse à purin débordera, noiera les troupeaux et les gens cruels, peu s'en faudra que tout le monde y passe ; les survivants, les meilleurs, ne feront pas un geste pour sauver les mourants, les à demi rescapés.

Avant la fin du jour, nous vous prions,
O créateur de toutes choses, de veiller à
notre garde avec votre bonté ordinaire.
Loin de nous les songes et les fantômes
de la nuit : réprimez notre ennemi, afin
que rien ne souille la pureté de notre
corps.

Une image est tombée du missel d'Amélie. C'est un portrait de Sainte Catherine de Sienne déguisée en bonne sœur. Elle serait belle sans cet habit. Elle a l'air triste. Elle baisse les paupières parce que sa couronne d'épines lui déchire le crâne. Elle est punie aussi. Elle n'ira pas au ciel, pas tout de suite, jamais ; ou à genoux et en pleurant. Avant, on coupera le nez, les mains, les seins de ses camarades, on les grillera à petit feu sur la place du village, on les jettera aux lions dans des cirques gratuits.

3. Le petit Prince Impérial

Amélie ne prête pas ses magazines de mode parce qu'ils lui reviennent tout tachés et cornés, parce qu'on les emporte pour les lire dans les cabinets. Assis sur le trône envahi par les mauvaises herbes, je feuillette un Modes & Travaux qui était déjà là l'été dernier ; les pages sont grignotées, percées de petits trous, mouillées. C'est le meilleur endroit pour la lecture ; personne ne me surveille et les mouches qui se promènent au bas de mon dos font des chatouilles et donnent le frisson.
Dans ce numéro, il n'y a que des photos de mannequins qui portent des deux-pièces en lainage fantaisie, des robes en flanelle, en piqué de coton imprimé, en jersey, des robes pour le jour, le cocktail, pour le soir, des blouses kimono, des tricots sages, des pages et des pages pleines de modèles et de tissus qu'Amélie connaît sur le bout du doigt. Il y a aussi des costumes pour les garçons de mon âge, avec cravate ou nœud papillon qu'on ne met que le jour d'un mariage ou d'une communion ; et puis des réclames, Y'a bon BANANIA, le petit déjeuner délicieux, qu'on entend à la radio, O-Cedar le balai mou à franges qui ramasse tout seul la poussière, on n'a plus qu'à le secouer dehors et fermer la fenêtre au plus vite ; beaucoup de réclames pour être belle en trois jours seulement avec le lait de lanoline qui rend la peau lisse ou le rouge à lèvres Coty qui brille pendant vingt-quatre heures, même quand on dort. Amélie rouspète parce qu'on voit de plus en plus de femmes en gaine et soutien-gorge, des femmes avec une poitrine forte, avec des seins menus, des seins écartés, plantés haut ou plantés bas. Elle dit qu'il ne faut pas laisser traîner ces magazines n'importe où pour qu'ils ne tombent pas entre toutes les mains et n'abîment pas les jeunes cervelles.
Le titre de la seule histoire, Le Petit Prince Impérial, est écrit en rouge, du même rouge que le fond du dessin, mal passé, en dépit du bon sens, un véritable barbouillage qui ne vaudrait pas la moyenne. Un jeune homme blanc avec des bottes, un ceinturon, un casque en forme de pastèque va tomber à la renverse comme le courageux Bara quand il crie : Vive la République ! Il est blessé à mort. Un javelot long comme deux bras est planté dans son œil droit. Autour de lui, des nègres couverts de plumes multicolores jouent du tam-tam et se trémoussent à qui mieux mieux. Le blanc l'a bien cherché. Les blancs commandent avec le bâton et le fouet, les riches surtout, les chefs, les rois et les princes, même tout petits. Les sauvages, eux, feront la nouba, la bamboula jusqu'au matin et, pour finir l'amusement, sans prendre le temps de le déshabiller, ils mordront à belles dents dans le cadavre froid du Visage pâle. Ils mangeront les bottes, le casque, la boucle du ceinturon, la première peau collée à la chemise, la chair rouge, les meilleurs morceaux et les moins bons, les tripes et les os. Ils s'en pourlécheront les babines, se taperont sur le ventre comme nous quand on met nos prisonniers à cuire, des filles toujours qui hurlent et se débattent pour rien.

4. Le fou de Diên Biên

Quand Marcou ouvre la bouche, on la boucle, surtout ceux qui, après, sont fatigués d'entendre toujours les mêmes salades, qui ne croient pas un traître mot de ces histoires à coucher dehors, à dormir debout, et jurent en serrant les poings que pour la boucherie, Verdun valait bien l'Indochine.
Marcou parle de la guerre — la vraie ! — à tout bout de champ ; il en a fait plusieurs, il est payé pour ça ; c'est un travail qui, d'après lui, n'est pas pire qu'un autre ; en plus, il voit du pays gratis. Amélie n'aime pas la guerre, elle aime son petit cousin Marcou qui n'a pas été gâté par la vie, qui en a vu des vertes et des pas mûres ; certains feraient mieux de se taire, depuis le temps que ça tombe tout rôti dans leur assiette !
Non, ce ne sont pas des balivernes, des inventions. Marcou a des preuves dans son portefeuille, des photographies qu'il ne montre que de loin, à toute vitesse, parce qu'elles sont horribles et soulèvent l'estomac.
Il campe dans des jungles dangereuses, au milieu des lions et des panthères, et joue à Tarzan avec des lianes plus longues que la corde du puits. Au cœur de la brousse, il faut se méfier des araignées, des mouches qui piquent et vous paralysent pour toujours. Marcou a vu beaucoup de morts, de squelettes, des soldats bien sûr, c'est normal, qui sont assassinés, découpés en tranches, réduits en bouillie, en chair à pâté par des ennemis à la peau jaune qui connaissent la région par cœur, qui empoisonnent les points d'eau potable, tendent des pièges, des embuscades, font dérailler les trains, mais aussi des cadavres de femmes, d'enfants oubliés dans la fuite, la panique, des bébés qui tombent des bicyclettes, des charrettes, des épaules de leur mère ou de leur grande sœur dont les jupes et les cheveux brûlent.
Quand Marcou enlève sa chemise kaki, sa poitrine ressemble à la cuirasse des soldats romains du livre d'histoire. Pour bêcher le jardin d'Amélie, il ne garde que sa petite culotte qui n'est pas si petite que ça. Alors, on peut voir la longue balafre qui part du nombril, disparaît presque tout de suite sous le coton blanc, ressort dans les poils de la cuisse, là où les veines dessinent des ruisseaux bleus, et finit sa course à deux centimètres du genou. On dirait un fil de fer barbelé incrusté dans la peau. Marcou est fier de sa blessure, il dit que je peux la toucher si je veux, ça ne fait pas mal et ça plaît beaucoup aux dames. Marcou n'a pas de femme à la maison, il est trop soupe au lait, trop brute et il rote à table. Il ne bise pas les enfants, il serre la pogne des garçons qui grimacent de douleur ; ceux qui chialent sont des mauviettes. Souvent il ne voit pas les petites filles ou il les salue de loin, la main sur la tempe.
Je crois que Marcou est l'étrangleur dont parlent les journaux et la radio. Une fois, il a pleuré sur l'épaule d'Amélie, il répétait toujours la même phrase : Mes mains n'ont pas saigné que des poulets !


Morceaux choisis de M.V., Les Contemporains favoris, octobre 1991

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