dimanche 8 juillet 2012

L'homme à la pince

Michel Valprémy



Aux avant-postes de la nuit, il ne sait plus lire les bornes, les cartes topographiques, les empreintes d'un autre âge. Il est perdu, on a traversé des champs, des bois, des vignes, des marais, trop. Près d'un ancien abreuvoir, un vieil homme, sans doute muet, tend son bras gauche en direction du soleil couchant; il lui manque trois doigts. C'est un ordre, nous l'admettons sans nous consulter. L'homme à la pince sourit, mais, si nous nous laissons guider par la tramontane, il sifflera, c'est sûr, sa bande de pillards pour nous égorger et violer nos cadavres tièdes. Une bulle de salive couleur de soufre mousse sur les lèvres du vieux crabe qui fixe obstinément 1' oreille droite de mon compagnon, un bijou il est vrai, un coquillage nouveau-né que les cheveux, le roulis blond, polissent encore.
L'ouest, donc, nous appelle. Mon acolyte traîne ses savates princières, sa mine boudeuse m'accuse de notre mésaventure. Je dépose les bagages ; pourquoi poursuivre en ses contrées inconnues où le premier estropié venu néglige mon appendice auditif en raison d'un manque de juvénilité d'ailleurs très relatif ? Je regrette notre île, les lauriers et les passe-roses, le tricot rayé bleu et blanc d'un batelier qui chantait des barcarolles et, les soirs de lune rousse, une ritournelle paillarde décrivant par le menu les exploits d'une vénitienne riche et mamelue; dans son boudoir baroque, elle recevait, nue, des éphèbes noirs qui, du doigt et de la langue, fouillaient ses orifices pour recueillir, et les emporter, des diamants de la plus belle eau.
Nous ne parlons plus. Quand les ruisseaux, des torrents très fous nous séparent, nous échangeons des signes obscènes avec le poing ou des épis de mais bien mûrs. A l'arrière-plan, les bisons pataugent dans des boues aurifères. Il ne faut pas marcher sur les vers luisants, du sang caillé emplirait les fontaines futures.
L'esclave d'ébène est riche à millions, il baise qui bon lui semble, des gigolettes, des clarisses, des starlettes en bermuda, des phtisiques plus pâles que l'hostie des matines tandis que la puttana de haut lignage épouse un marquis châtré par les ans et vérole de surcroît; mais, sous son plafond rocaille, elle excelle dans l'art du persiflage, les suivantes, triées sur le volet, gloussent, applaudissent du bout des gants et peaufinent le fuseau vengeur qui défigure les impératrices.
Il est gelé, il n'a pas emporté son passe-montagne. Il crie au secours, embrasse mes chaussures, me supplie de raconter tout ce qui me passe par la tête. J'accepte, j'ai contracté l'habitude de ma lancer dans des récits extravagants qui, tout en laissant dans l'opacité et l'aléatoire les conséquences de l'histoire sur l'auditeur, auréolent le narrateur habile, lui confèrent des pouvoirs curatifs du vague à l'âme, de la douleur de l'absence, et le parent (du moins, peut-il le croire) d'une séduction qui ne souffre pas le bégaiement.
Il jouit dès que la nuit cache mes genoux. Un seul chapitre a suffi.


Les Cahiers du Schibboleth n°9, décembre 1987

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