dimanche 8 juillet 2012

Lettre à la promise

Michel Valprémy



Chère nièce,


Je n'irai pas par quatre chemins. Tu connais ma nature bien trempée. Inutile de te faire un dessin. L'époque est dure, ma fille, terrible. Et tu ne rajeunis pas. Mais pourquoi cette hâte, pourquoi mettre la charrue avant les bœufs ? On finira, c'est sûr, par sortir de cette fichue guerre. Le troisième automne déjà. Il y a un temps pour tout, Thérèse, un pour pleurer, un pour la noce. Aujourd'hui, on pleure, on pense aux disparus. Tu oublies que ton frère a perdu sa jambe en première ligne, sa jambe, ses parties, son oreille. Attends son retour au moins, le retour d'Abel, de Gaston, de Dédé. Ils ne rigolent pas, eux, dans la boue et le froid des tranchées. Ah ! elle est bien fanée la fleur au fusil, elle est piétinée, martyrisée. Pauvre petits gars, pauvre France saignée à blanc! Un peu de respect quand même ! Un peu de pitié. Est-ce trop demander ? Mais mademoiselle s'en moque. Ça lui passe au-dessus de la tête. Elle ne veut plus jouer les rosières. Elle se marie à la va vite, en douce, comme une voleuse.
C'est ton père, dis-moi que c'est ton père! Il commande, il aboie, et ma sœur ferme son clapet. Elle sait l'ouvrir pour me réclamer le loyer des Granges-Pinquet, pour me reprocher d'être plus savante qu'elle, d'être toujours en trop bonne santé. Encore heureux que la cousine Mireille n'ait pas su tenir sa langue. Ça la démangeait de me faire bisquer, cette ganache. Elle a cassé le morceau. Elle a tout déballé. N'ayez crainte! Je me souviendrai de vos manigances. Vous entendrez bientôt parler du pays.
Pense donc, chère petite, que c'est moi qui t'ai présenté Jean Naldac aux vendanges dernières. Je connais le bonhomme. Inutile de te faire un dessin. La vérité n'est pas compliquée : Jean est un beau gaillard couvert de dettes et tu es plus riche que jolie. Monte-toi le bourrichon tant que tu voudras. La messe est déjà dite. Seul le pire est à venir. Tu pleureras comme j'ai pleuré.
Ecoute. Jean Naldac est-il vraiment Jean Naldac ? ou Joseph Ferreolde ? ou Albert Millas ? Je te pose la question. Je ne m'amuse pas. Je sais ce que j'écris. J'ai joué les postières plus souvent qu'à mon tour. En tout cas c'est un fainéant, une grosse couleuvre d'été. Personne ne l'a jamais vu salir son col, tremper son gilet ; jamais un sac de grain sur l'épaule, une faux, un fagot. Il roupille, il use ses coudes sur le parapet du pont, il traîne dans les rues avec des vagabonds, des maraudeurs, des sans-le-sou. Il picole tant qu'il peut, toujours un coup dans l'aile, un coup de trop. Et après, il chante comme un perdu, il se roule par terre. Il hurle à la lune sous les fenêtres du curé. On dit d'ailleurs qu'il a promis de lui tanner la peau.
Mais il y a plus grave. Tu crois, toi, qu'il a fait son service à Narbonne en 1912, 1913 ? Rien du tout. C'est un planqué de l'auxiliaire, grâce aux combines du commandant Madrel. Tu l'as vu boiter quelquefois ? Tu l'as vu marcher avec une canne ou avec des béquilles1. Il a beau jeu de raconter à qui veut l'entendre qu'il est plus myope qu'une taupe, qu'il ne tuerait pas une vache dans un couloir. Ce ne sont que des boniments, des excuses de pochard. Maintenant il a jeté ses papiers militaires aux orties. Il a pissé dessus. Et il s'en vante devant des pères de famille qui chaque jour attendent en tremblant des nouvelles du front. Il y a plus grave encore. Tu connais le directeur de l'hôtel de la Forêt, un autre Jean, un Autrichien. Ton Jean et ce boche sont copains comme cochons. Tu peux courir au numéro 4, rue de la Cloche d'Or, au premier étage. Tu sauras ce qu'ils fricotent. Trafic d'absinthe et putains à la pelle. Oh ! je ne me sens pas de colère. Mon cœur a honte, mon cœur de femme et de patriote. Mais je te préviens, ça va bientôt finir. Ces deux escrocs ont été dénoncés. Monsieur le Préfet trouvera demain les lettres sur son bureau.
Thérèse, ma pauvre Thérèse, ton futur mari n'est qu'un embobineur, un sale type aux mauvaises manières. On ne peut pas tout pardonner. Tu te souviens peut-être du jeune Léonard qui travaillait chez le maréchal-ferrant. Il est en prison depuis qu'il a fracassé à la pioche la tête du gendarme Guillemard. Jean était acoquiné avec lui. C'était avant l'Autrichien. On ne voyait qu'eux bras dessus, bras dessous. On les a trouvés fin saouls, l'un sur l'autre, déculottés, dans le fossé du lavoir, le jour de la foire de 1914. Inutile de te faire un dessin. Ils n'étaient pas gênés. Ils riaient. Ils se moquaient de ceux qui se moquaient.
Voilà, je n'en dirai pas plus. Les dés sont jetés. Tu ne seras pas heureuse. Il n'y aura que des épines dans ton bouquet, dans ta couronne, des fleurs empoisonnées. Je ne serai pas là pour te consoler, pour te tendre un mouchoir. N'embrasse personne pour moi. Je ne vous reverrai pas. Je ne vous aime pas (surtout ton père). Mauvaise fête. Mauvaise fête. Bâfrez-vous ! Etouffez-vous ! Crevez tous !

Rolande

La Baron Samedi n°6, mars 2000

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