Je lui dis, d'abord, que des aphtes m'empêchent de parler,
d'articuler clairement, ma langue est épaisse, gonflée, saignante peut-être. Je
lui dis de patienter un instant, je dois me rincer la bouche avec de
l'eau-de-vie de prunes, je ne supporte pas le vinaigre ni les bains
pharmaceutiques. Je lui dis que je lui raconterai, après, des histoires douces
et plaisantes, des histoires d'avant lui, des romans où les héros agonisaient
dans la fleur des ans, quelques contes faciles où les enfants, au premier poil,
sont dévorés, perdus. Je lui dis, ensuite, que P., ce matin, était blême,
verdâtre, son haleine rance perceptible à deux mètres, ou plus. Il faudrait le
forcer à boire du lait, à manger du poisson et des fruits de saison, il
faudrait, oui, le forcer, le gifler, l'envoyer à la montagne. Je lui dis qu'il
ne fera pas beau aujourd'hui, c'est un reflet dans la glace, on aura de l'hiver
en été. Je lui dis, aussi, que la différence d'âge ne compte pas, qu'il est
bien conservé, que P. ne passe pas toujours pour son fils mais, en tout cas, un
peu de teinture sur les tempes le rajeunirait considérablement. Je lui dis de
venir se reposer dans le rocking-chair. Hélas ! il n'y a plus de vin et l'eau
de la vaisselle de midi a mouillé son paquet de cigarettes ; malgré mes
efforts, je n'ai pu, malheureusement, en sauver aucune. Je lui dis, à propos,
que les draps sont tachés, il n'est pas responsable, trop méticuleux pour ça On
peut excuser P., fou comme un jeune chien fou, c'est normal. Pourtant, les
chiens, on les éduque, on les dresse, ça ne veut pas dire qu'on ne les aime
pas. Je lui dis que ça va beaucoup mieux, la fièvre est tombée à leur retour,
trois jours c'est vite passé. Je lui dis, encore, que c'est dommage, les
diapositives de P. sont floues, mal cadrées, idiotes, mais il est en progrès,
comme en orthographe. Je lui dis d'arrêter de se balancer dans le
rocking-chair, ça grince, je ne peux pas hurler avec mes aphtes, je vais en
profiter pour couper ces poils qui sortent de ses oreilles, ce n'est pas très
beau à voir. Je lui dis que j'oubliais de lui dire que, vraiment, P.
m'inquiète, il n'est pas assez musclé pour son âge, ses cuisses sont grêles,
ses hanches s'élargissent, les épaules se rapetissent et ses fesses, par
endroits, ont perdu de leur arrondi, son sexe est long, certes, bien formé mais
excessivement clos, comme 1' extrémité d'une saucisse sèche, ce n'est peut-être
pas toujours net dessous. Je lui dis que je ne veux plus rien lui dire sur P.
mais, parfois, de profil, quand sa langue pointe entre ses lèvres, on dirait un
débile. Je lui dis que, ce soir, pour le faire rire, j'écraserai un œuf sur la
tête de P. Je lui dis, enfin, que son père empeste la fiente de canari, qu'il
va mourir bientôt.
*
Ce n'est pas son corps, un corps doux et ferme certes, si
blanc, qui abolira le corps des passants, des marins, qui rivalisera avec ma
propre carnation, moirée, satinée, incomparable.
Il faut avouer qu'il sentait le mustang, le linge trop
porté, rarement lavé, jamais repassé. Cette odeur écœurante, le vin sur la
langue, se mariait incongrûment à la mienne, raffinée, un mélange d'essences
subtiles légèrement épicées sur le buste et la ceinture, chlorophylle et jasmin
pour les lèvres et le cou. Jaloux de ces arômes, il enfonça ses doigts dans ma
bouche et, pour laisser dans l'ombres l'inconvenance de sa nature fruste, peu
convaincu d'y trouver un quelconque plaisir, je crus de bon ton de respirer ses
aisselles, le haut de ses cuisses, avec une satisfaction audible. Il manifesta
une excitation très ordinaire, voire ordurière. Trop longtemps, deux heures
peut-être, je fus une citadelle cédant à son assaillant, comme il est écrit
dans les livres. Rien ne me fut épargné, ni les coups ni les morsures, ni les
ronces ni les cailloux. Quand il voulut reprendre la joute, l'extrême fatigue
de mes muscles m'empêcha de fuir. Alors, malgré la bourrasque et la première
pluie, pour en finir au plus vite, je me jetai sur lui avec une ferveur feinte.
Ensuite, rassasié, il alluma une cigarette. Pour me rassurer, je lui demandai
si on devait le revoir dans la région. Il parla du hasard. Il ne savait pas où
et quand. Après l'été. J'étais, bien sûr, d'accord pour le hasard.
Il disait qu'on ne l'oubliait jamais, qu'une seule nuit
passée sous les étoiles avec lui ne s'effaçait jamais. Je n'osai lui répondre
que je me rappellerais surtout l'orage au lointain. Il répéta plusieurs fois
qu'une nuit comme celle-ci, il en avait connu des centaines. Moi, je devais
m'en souvenir au moment de mourir. Il ne souriait pas quand il se sentait
inoubliable. Je me souviens de tout. Aux étoiles, à l'orage, pour vivifier mon
dégoût, j'ai ajouté le chant d'un violon, une rengaine âpre et sirupeuse. J'ai
ajouté cette musique pour me souvenir de lui, du désastre.
Il me croyait déjà sensible et aimant. Il me croyait déjà
fidèle pour toujours, fidèle jusqu'au hasard qui ne tarderait pas. Avant-hier,
le violon dut gémir tout le jour. Une autre nuit vint, plus tard que celle de
la veille, une nuit sans orage au lointain, sans étoiles, avec un violon
insupportable. Qu'a-t-il dit ? Par hasard ? Par surprise ? J'ai oublié. Je ne
vais pas avoir peur, surveiller l'errance des étrangers, guetter leurs poignets
hâves, blafards. Je ne vais pas souffrir, me frapper le front et la poitrine.
Je me ferais honte. Je ne peux pas retourner sur les lieux du délit, ramasser
le briquet orange perdu. On ne pleure pas pour des choses sans importance. Un
briquet perdu, un air de violon, un éclair de chaleur. Il est possible au
contraire, que je chante à tue-tête, que je pollue mon lit.
*
Tes ongles crispent la nappe de la trattoria, avec la
fourchette tu égratignes le dessus de ta main gauche. Le service n'en finit
plus, un cameriere, très drôle, ne s'agite que pour nous faire patienter. Je
m'amuse de tout. Ta pâleur, ton front mouillé gâtent mon plaisir. Aurons-nous
le temps de déguster les spaghetti al nero, le vin spumante ? Entre tes seins,
à l'endroit du sternum, la peau vire au gris ardoise, comme le ventre des
oiseaux déplumés, trempés dans l'eau bouillante, comme les pommettes des morts,
les vieux surtout, avant la visite de l'embaumeur. Dans vingt minutes, tu
tourneras de l'œil. Malgré tes stations d'asthmatique allergique, la faiblesse
congénitale de tes genoux, on a trop marché, sans but, de quais en ruelles,
franchi trop de ponts, du côté du soleil. Mais, on ne vient pas ici, au cœur de
l'été, pour vivre assis, à l'ombre. L'ombre, il faut la mériter. Tes lèvres
tremblent, tu baves un peu, tu te forces. Je m'étire et respire, très
lentement, je ne fais que ça, radiation subtile, anesthésie généreuse qui, tout
bonnement, me grisent, comme ce vin que tu ne goûtes pas. Oui, dehors je
respire, de la ville l'odeur exacte, aimée, les effluves intacts de l'eau
croupie, de la vase, des coins secrets dans une cave obscure. Dans la chambre,
ça empeste le musc rance, le fond des poubelles, ces relents pas francs, toute
la chambre, même sous les draps. En vain caches-tu tes chaussures sur la
fenêtre. Les pommades, les sels spéciaux et ces fameuses semelles de carbone
sont peine perdue. Tu sens des pieds, si fort, depuis toujours, même au temps
de l'étonnement, quand je léchais tes chevilles, l'aigre parfum. Alors, tu le
comprends, les reflets mouvants des canaux sur les murs ocre rosée, ou grenat,
et jusqu'au son des cloches dans le ciel du matin, plus bleu que bleu, ces
timbres presque visibles, palpables, ont goût, le goût de tes orteils. Tu le
comprends. Je baigne d'aise dans la touffeur. Tu crèves à petit feu.
M25 n°106, Carte blanche à Ch. Petchanatz, mars 1986
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.