Luc Lauras parle peu de son travail. Il faut forcer sa pudeur, lui
tendre des pièges. Il affirme presque trop vite qu’il n’a pas à tenir un
discours sur sa peinture. Il ne nous donne délibérément qu’à voir. Notre prise
de parole, toujours inquiète, privée de repères, trouve dans l’objet seul sa
juste focalisation; elle défie l’interdit mais accepte, en ce cas, de n’être
qu’une littérature dévoyée.
Les couleurs. Ce sont les couleurs qui frappent d’abord ou, comme disait
Valéry, qui tirent l’œil. Un soir de décembre 83, dans l’atelier du
peintre, je découvrais, avec retard, et globalement, une oeuvre, une histoire
déjà fécondes. Ce fut une illumination au sens concret du terme. En effet,
avant que de fragmenter notre regard, de nous essayer à une lecture analytique,
avant même que de désigner les tons utilisés, de surprendre leurs
distributions, leurs fonctions, nous sommes saisis par l’éclairement de la
surface peinte qui est aussi l’éclairement des toiles et des plâtres entre eux.
Il s’agit bien d’un état de la lumière. Je devais récemment retrouver cette
impression originelle à la base sous-marine allemande de Bordeaux. Dès 1980,
Luc Lauras, en toute liberté, en toute impunité, plaquait sur un mur bétonné
deux alignements parallèles de plâtres quadrangulaires. Cette impulsion
initiale d’une réalisation in situ n’est pas hasardeuse et mériterait d’être
renouvelée. A l’aide d’un schéma rythmique sobre, de couleurs tendres, d’un
tracé élémentaire ─ plus essentiel que fruste ─ l’artiste projette des images
qui organisent mutuellement un espace sensible, entêtant, où le signe et la
matière pleine pâte entrent en vibration. Le peintre, bien sûr, ne
décore pas, il n’a nul souci de l’embellissement; il ne tient pas compte de
l’historicité du lieu ─ à l’extrême, il le laisse en l’état. Toute référence aux
fresquistes du passé n’est qu’approximative. Le quidam égaré, le visiteur
averti ne décèlent aucune métamorphose, ils ne cherchent pas à décoder un récit
préalable ou en devenir. Il y a un écran coloré, présence à la fois étrange et
naturelle, qui ne manifeste, d’abord, que la substance de la peinture.
Luc Lauras prépare lui-même ses châssis, invariablement un carré. La
surface n’est pas définie une fois pour toutes. Le peintre ne symbolise pas son
choix, les extrapolations occultes nous abuseraient. Cependant, il est
intéressant de souligner son obstination à proposer, en galerie, un grand carré
composé de quatre toiles de même format accrochées quasi bord à bord, au plus
serré. Ce panneau ainsi reconstitué dynamise les droites, les courbes, excite
le chromatisme, multiplie les combinaisons harmoniques. Et nous oscillons entre
la fixité de l’image — ne l’est-elle pas fondamentalement? — et sa mobilité, entre
un temps figé et une durée fictive. Incorrigiblement en quête de miroir, de
résonances intimes, nous occupons cet intervalle magique, mémoire d’un jeu
lointain, cubes à assembler, kaléidoscope peut-être, d’une émotion oubliée,
perdue.
Dans les premiers travaux du peintre les tons de pastel dominent et,
singulièrement, le rose, le bleu, le jaune. On a évoqué jusqu’à l’écoeurement
les layettes, les confiseries (pastilles ou boules de gomme) de nos enfances
et, partant, des balbutiements, un univers en réduction. Or, si Luc Lauras a su
retrouver une fraîcheur, une candeur primitives, il agit en conscience,
résolument. Il est coupable de son innocence.
Au départ, il fait preuve d’une fébrilité soutenue, il est en état
d’urgence. La peinture coule, joue de son épaisseur. Elle occupe l’espace
avec nervosité et sans doute un excès de virtuosité. Il n’y a pas d’hésitation,
le geste est instinctif, juvénile. Les figures prolifèrent, les taches de
lumière se superposent, s’ensevelissent. C’est un art de la jubilation, du
plaisir de peindre. Puis, la turbulence s’estompe, l’accumulation disparaît
définitivement. Plus de faux semblants pourrait-on dire, l’image se décante
radicalement. Les aplats développent leur amplitude, la surface se divise en
plans et cernes colorés qui déterminent, par contraste, la profondeur, la
perspective (le savoir est cité),la forme aussi et le volume dans de trop rares
sculptures. La couleur est le paysage au sens large, le lieu du débat pictural.
Elle ne décrit pas, elle révèle et se révèle, sans simulacre, nue, suggérant
cet espace spirituel dont parlait Matisse ; point de narration,
mais une tension émotive et sensuelle.
Aujourd’hui, la palette s’est élargie, les teintes peuvent s’assombrir,
se durcir. Le peintre laisse apparaître des transparences, des humidités. On
subodore, au risque de s’égarer, un autre déchiffrement, une fluidité nouvelle,
un envers ombreux.
Il faut exalter la couleur et simplifier la
forme préconisait Gauguin. La figure, chez Luc Lauras, à la fois spontanée
et mesurée, tient de l’épurement. Elle est anthropomorphe, naguère chats et
oiseaux célébraient la courbe et le triangle. Les personnages sont sexués. Ils
désignent le corps du désir, leur intimité réciproque. Ils connaissent
la fatigue amoureuse, la courbature, l’anxiété quotidienne. Ils s’assoient,
pliés en deux, se couchent; ils peuvent dormir debout. Ce sont toujours de
longues siestes où ils flottent, dérivent et chutent. Et, paradoxalement, la
conjugaison du mouvement, sa multiplication obsessionnelle, confinent à
l’inertie, à quelque léthargie désespérée que l’humour, le rire figé de
Crevel, accompagne et souligne. Dans les pièces récentes, la silhouette humaine
éventuellement s’atténue, sans se diluer pour autant. Moins allusive, elle
suscite un monde mental qui résiste à l’interprétation et refoule la vanité, la
vacuité de nos descriptions.
L’importance des dessins préparatoires ne cesse de grandir. Ce sont pour
la plupart des oeuvres abouties. Elles ne témoignent pas d’un éparpillement,
d’une perte d’énergie ou d’une surabondance. Elles résultent au contraire d’une
ascèse, inlassable remise en question ou variation infinie d’un instant volé.
Luc Lauras ─ je le sais, je le vois ─ décompose l’éternité de son angoisse. Il
n’y aura pas de repos.
Inédit 1987
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