samedi 7 juillet 2012

Luc Lauras (1) (Inédit)

Michel Valprémy



   Luc Lauras parle peu de son travail. Il faut forcer sa pudeur, lui tendre des pièges. Il affirme presque trop vite qu’il n’a pas à tenir un discours sur sa peinture. Il ne nous donne délibérément qu’à voir. Notre prise de parole, toujours inquiète, privée de repères, trouve dans l’objet seul sa juste focalisation; elle défie l’interdit mais accepte, en ce cas, de n’être qu’une littérature dévoyée.
   Les couleurs. Ce sont les couleurs qui frappent d’abord ou, comme disait Valéry, qui tirent l’œil. Un soir de décembre 83, dans l’atelier du peintre, je découvrais, avec retard, et globalement, une oeuvre, une histoire déjà fécondes. Ce fut une illumination au sens concret du terme. En effet, avant que de fragmenter notre regard, de nous essayer à une lecture analytique, avant même que de désigner les tons utilisés, de surprendre leurs distributions, leurs fonctions, nous sommes saisis par l’éclairement de la surface peinte qui est aussi l’éclairement des toiles et des plâtres entre eux. Il s’agit bien d’un état de la lumière. Je devais récemment retrouver cette impression originelle à la base sous-marine allemande de Bordeaux. Dès 1980, Luc Lauras, en toute liberté, en toute impunité, plaquait sur un mur bétonné deux alignements parallèles de plâtres quadrangulaires. Cette impulsion initiale d’une réalisation in situ n’est pas hasardeuse et mériterait d’être renouvelée. A l’aide d’un schéma rythmique sobre, de couleurs tendres, d’un tracé élémentaire ─ plus essentiel que fruste ─ l’artiste projette des images qui organisent mutuellement un espace sensible, entêtant, où le signe et la matière pleine pâte entrent en vibration. Le peintre, bien sûr, ne décore pas, il n’a nul souci de l’embellissement; il ne tient pas compte de l’historicité du lieu ─ à l’extrême, il le laisse en l’état. Toute référence aux fresquistes du passé n’est qu’approximative. Le quidam égaré, le visiteur averti ne décèlent aucune métamorphose, ils ne cherchent pas à décoder un récit préalable ou en devenir. Il y a un écran coloré, présence à la fois étrange et naturelle, qui ne manifeste, d’abord, que la substance de la peinture.
   Luc Lauras prépare lui-même ses châssis, invariablement un carré. La surface n’est pas définie une fois pour toutes. Le peintre ne symbolise pas son choix, les extrapolations occultes nous abuseraient. Cependant, il est intéressant de souligner son obstination à proposer, en galerie, un grand carré composé de quatre toiles de même format accrochées quasi bord à bord, au plus serré. Ce panneau ainsi reconstitué dynamise les droites, les courbes, excite le chromatisme, multiplie les combinaisons harmoniques. Et nous oscillons entre la fixité de l’image — ne l’est-elle pas fondamentalement? — et sa mobilité, entre un temps figé et une durée fictive. Incorrigiblement en quête de miroir, de résonances intimes, nous occupons cet intervalle magique, mémoire d’un jeu lointain, cubes à assembler, kaléidoscope peut-être, d’une émotion oubliée, perdue.
   Dans les premiers travaux du peintre les tons de pastel dominent et, singulièrement, le rose, le bleu, le jaune. On a évoqué jusqu’à l’écoeurement les layettes, les confiseries (pastilles ou boules de gomme) de nos enfances et, partant, des balbutiements, un univers en réduction. Or, si Luc Lauras a su retrouver une fraîcheur, une candeur primitives, il agit en conscience, résolument. Il est coupable de son innocence.
   Au départ, il fait preuve d’une fébrilité soutenue, il est en état d’urgence. La peinture coule, joue de son épaisseur. Elle occupe l’espace avec nervosité et sans doute un excès de virtuosité. Il n’y a pas d’hésitation, le geste est instinctif, juvénile. Les figures prolifèrent, les taches de lumière se superposent, s’ensevelissent. C’est un art de la jubilation, du plaisir de peindre. Puis, la turbulence s’estompe, l’accumulation disparaît définitivement. Plus de faux semblants pourrait-on dire, l’image se décante radicalement. Les aplats développent leur amplitude, la surface se divise en plans et cernes colorés qui déterminent, par contraste, la profondeur, la perspective (le savoir est cité),la forme aussi et le volume dans de trop rares sculptures. La couleur est le paysage au sens large, le lieu du débat pictural. Elle ne décrit pas, elle révèle et se révèle, sans simulacre, nue, suggérant cet espace spirituel dont parlait Matisse ; point de narration, mais une tension émotive et sensuelle.
   Aujourd’hui, la palette s’est élargie, les teintes peuvent s’assombrir, se durcir. Le peintre laisse apparaître des transparences, des humidités. On subodore, au risque de s’égarer, un autre déchiffrement, une fluidité nouvelle, un envers ombreux.
   Il faut exalter la couleur et simplifier la forme préconisait Gauguin. La figure, chez Luc Lauras, à la fois spontanée et mesurée, tient de l’épurement. Elle est anthropomorphe, naguère chats et oiseaux célébraient la courbe et le triangle. Les personnages sont sexués. Ils désignent le corps du désir, leur intimité réciproque. Ils connaissent la fatigue amoureuse, la courbature, l’anxiété quotidienne. Ils s’assoient, pliés en deux, se couchent; ils peuvent dormir debout. Ce sont toujours de longues siestes où ils flottent, dérivent et chutent. Et, paradoxalement, la conjugaison du mouvement, sa multiplication obsessionnelle, confinent à l’inertie, à quelque léthargie désespérée que l’humour, le rire figé de Crevel, accompagne et souligne. Dans les pièces récentes, la silhouette humaine éventuellement s’atténue, sans se diluer pour autant. Moins allusive, elle suscite un monde mental qui résiste à l’interprétation et refoule la vanité, la vacuité de nos descriptions.
   L’importance des dessins préparatoires ne cesse de grandir. Ce sont pour la plupart des oeuvres abouties. Elles ne témoignent pas d’un éparpillement, d’une perte d’énergie ou d’une surabondance. Elles résultent au contraire d’une ascèse, inlassable remise en question ou variation infinie d’un instant volé. Luc Lauras ─ je le sais, je le vois ─ décompose l’éternité de son angoisse. Il n’y aura pas de repos.

Inédit 1987

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.