Albert n'a
jamais vu son sexe; ou cela- fait si longtemps qu'il ne se rappelé plus. Ce
n'est pas un ventre rebondi qui l'empêche de regarder ses attributs. A son âge,
Albert est resté svelte, élancé, d'une élégance dans l'habillement que personne
ne lui conteste. Il ne se soucie pas exclusivement de sa mise, il apporte,
chaque jour, le plus grand soin à ses ablutions et ne néglige aucune parcelle
de son corps. Albert n'utilise plus la baignoire, c'était trop risqué et
douloureux. Allongé dans l'eau il fixait le plafond la nuque renversée sur la
céramique, la position manquait de commodité. Il opta définitivement pour la
douche, plus revigorante, plus saine et somme toute moins hasardeuse – il
suffit de tenir la tête droite. Albert ne se lave jamais à mains nues en
frottant directement le savon sur la peau, il use d'un gant qu'un élastique
(rarement un cordon) maintient étroitement serré à son poignet. Albert ne
souffrirait pas de toucher ou même de frôler sans protection ses parties génitales.
Quand il est rincé, il endosse un peignoir en tissu éponge, retire le gant
mouillé pour enfiler des moufles qu'il a lui-même confectionnées, et qu'il
conserve jusqu'à ce que son pantalon soit attaché.
Albert ne
parle jamais de sa maladie mais d'une affection chronique, expression qu'il
juge suffisamment alarmante, sans être explicative, pour lui permettre, au
regard de sa famille ou de la communauté, des malaises subits, des départs
impromptus et des distances dont la dignité, l'absence de plaintes ou de
légitime révolte forcent 1'admiration. Albert, lui-même, ne se mésestime pas;
se sachant incurable, unique précision sur son état qu'il avoue publiquement,
il affecte un sourire résigné, prend des nouvelles des petites misères de son
entourage, n'est pas avare de pastilles.il plaint de toute son âme les tarés de
naissance, les diabétiques et les épileptiques, fustigeant à l'occasion
hypocondriaques et pervers, personnages jugés ennuyeux pour les premiers, répugnants
pour les seconds.
Il est vrai
qu'Albert depuis une décennie a atteint à une véritable sérénité. La peur d'un
incident de parcours, un prurit inguinal, le gant qui glissait, le dégoût
inextinguible qui en découlait, les fièvres et les suffocations, l'ont très
vite contraint à déployer des trésors d'ingéniosité pour éviter 1'irréparable.
De fait, les grandes crises disparues, seules quelques nausées vite estompées
lui rappellent encore, au moment des mictions, le calvaire de son existence
passée.
Pour uriner
Albert s'assoit sur la cuvette, ne secoue jamais son sexe. Quand il a terminé,
il tamponne le méat avec du papier hygiénique plié en triple épaisseur. Albert
dut attendre plusieurs années pour constater qu'il ne relâchait son sphincter urétral
qu'après avoir prononcé les mêmes mots, sous la forme d'une douce incantation:
"JE TE L'AVAIS DIT… ÇA Y EST...JE SUIS BIEN… JE TE L'AVAIS DIT... ÇA Y
EST... JE SUIS BIEN... " Albert comprit que la longueur de ses stations
dans les toilettes dépendait moins de son aversion pour son pénis que de ce
leitmotiv qui, sans se développer, s'étirait sur plusieurs minutes. Mais, privé
soudain de l'obsession de son existence, bizarrerie sublimée en stigmate, il ne
chercha que très brièvement à se défaire de ce nouveau travers en formulant, au
hasard de 1'inspiration, quelque sésame aléatoire voué d'avance à 1'échec. Albert
renonça à ses investigations, il n'avait pas fait, du reste, un grand bond en
avant. Il s'était contenté de remarquer qu'une scène de sa petite enfance
affleurait, diapositive floue et tremblante, alors que confortablement
installé, genoux serrés, sur le siège des cabinets, et détaillant pour la
millième fois une reproduction du Portrait du fils Ari d'Odilon Redon
accrochée sur la porte, il commençait sa litanie. C'est l'été. Albert est
accroupi sur le carré de terreau du potager en face d'un garçon plus âgé que
lui .Ils font de conserve leurs besoins. Le jeune homme exige quelque chose,
lui prend la main.
Pour Albert
les difficultés commencent quand, hors de chez lui, et bien qu'il soit capable
de se retenir plus longtemps que le commun des -fa-mortels, une obligation
pressante l'oblige à la satisfaire sur le champ. Les lieux publics lui font
horreur, particulièrement les latrines dites à la turque. Malgré le papier de
soie glissé en permanence dans la poche intérieure de son veston, il lui
répugne, debout, d'avoir à extirper son sexe, n'ayant pas le loisir, comme en
pleine campagne, d'ôter en toute tranquillité pantalon, caleçon, de refuser
l’inconfort de la position à croupetons. En outre, 1'éventualité, derrière la
porte, d'une présence prête à frapper, à 1'interpeler, lui est intolérable,
toute précipitation dans l'énoncé de sa formule l'empêchant d'arriver à ses
fins. Mais, plus que tout, bien qu'il ne les lise pas, Albert redoute les
graffiti obscènes, les rendez-vous indécents qui encombrent les murs et qui
contrairement au portrait d'Odilon Redon, apaisant comme un paysage tranquille,
familier, le condamnent à l'échec et au vomissement,
Albert en
effet éprouve "une sainte phobie", c'est son expression, pour des
blagues, des galéjades et toutes sortes de plaisanteries dont le récit,
convenable au départ, dégénère couramment en chutes scabreuses. Dans les salons
de dames au-dessus de tout soupçon quant à leur moralité, le thé agit parfois
comme un aphrodisiaque, quelque parente d'un militaire de carrière finit, sans
le vouloir, par sombrer dans la gaudriole ou, rarement à dire vrai, par
entonner les premières mesures d'une chanson de corps de garde. Albert, qui fut
exempté de ses obligations pour cause de troubles nerveux, fait taire la
dévergondée quitte à passer pour un raseur, ce qui ne manque pas d'arriver. Mais,
par compassion pour ce grand malade, célibataire de surcroît, on se doit de
l'inviter, d'adoucir ses maux et sa solitude. A l'exception de ces réunions
d'amies, Albert, qui vit de ses rentes, ne quitte pas son apparternent.il ne va
ni au théâtre ni au cinéma, il déteste les jardins, les fermes, appréhendant
les escargots, les limaces, les pis des vaches. Il ne mange jamais au
restaurant tremblant de découvrir sur le menu le mot saucisse accouplé aux
lentilles, son plat de prédilection. Albert ne lit pas, il a dénoncé son
abonnement à "La Vie
du Train" depuis qu'un humoriste se plaisait à dessiner des cheminots fort
dévêtus.
Néanmoins
Albert connaît le plaisir. Le dimanche, le plus souvent un dimanche sur deux,
après la vaisselle de midi, Albert se fait les ongles. Son nécessaire, un étui
précieux damasquiné, contient des instruments délicats dont l'acier et
l'ivoire, minutieusement sculptés, rivalisent d’exquisité. Albert, après avoir
trempé ses doigts dans une coupelle d'eau citronnée, use des ciseaux, de la
lime, du polissoir, sourit si aucun albugo ne trahit la perfection de la
surface cornée, si les dix lunules, au risque d'un peu de sang, sont très apparentes
.Ensuite il glisse ses mains dans des moufles identiques à celles qu'il utilise
après sa toilette, à l’exception de la partie réservée au pouce, conçue comme
s'il s'agissait de mitaines. Albert s'allonge sur son lit et, les yeux au
plafond, dénude son ventre sur lequel il place une serviette pliée en deux. Puis,
il observe longuement les ongles de ses pouces, choisit le plus impeccable,
l'approche de sa bouche.
Indédit
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.