Elle est là, au même
endroit ! Monsieur Louis la voit, cesse de chantonner, pousse un soupir de
soulagement, remarque que son lacet est défait. La crotte est là, dans
l'escalier, la même crotte, au même endroit. Cela fait plusieurs mois qu'il
remarque, aussi, que son lacet est défait, le même lacet, celui de la chaussure
droite. Monsieur Louis remarque ce détail dans l'escalier, jamais avant. Ce
n'est pas la même crotte puisque Juliette l'enlève chaque matin. Il faudrait être
monstrueux pour envoyer un coup de pied dans le ventre du chat.
Si Monsieur Louis remarque
que son lacet est défait, ce n'est pas qu'il hésite dans l'escalier. On y voit
suffisamment à sept heures trente du soir. Peu lui importe, d'ailleurs, mais il
ne le ferait pas exprès, de poser le pied sur la crotte, de glisser ou de
tomber. En homme prévoyant, Monsieur Louis ne se laisse pas démunir, chaque
premier lundi du mois il renouvelle sa réserve de lacets.
Le chat de Juliette
choisit toujours la septième marche. Monsieur Louis a la manie de compter
toutes les marches : 24 chez sa mère, du rez-de-chaussée au premier, 47
pour accéder à son bureau, 159 plus 17 plus 2 pour atteindre le sommet de
l'Eglise Sainte-Marthe.
Monsieur Louis a appris à
compter avec grand-mère Héloïse, provinciale nantie jouant à la préceptrice. La
nourrice serrait le pied de Monsieur Louis dans sa bottine orthopédique qu'elle
ornait d'un nœud à rosette double. Héloïse surveillait l'opération ; puis,
tenait Louis par la main pour l'aider à descendre et monter les dix marches du
perron, sur lesquelles, à la craie, elle avait inscrit les chiffres adéquats. Monsieur
Louis n'a pas oublié la voix d'Héloïse. Elle articulait chaque son avec force
grimace. D'abord claironnant, le timbre diminuait d'intensité pour dessiner une
ligne mélodique incurvée, grasse, s'achevant par un ornement pointu, une sorte
de virgule musicale et interrogative. C'était alors au jeune Monsieur Louis
d'imiter au mieux ce qu'il venait d'entendre. A chaque station leurs rires
fusaient, un voisin, un jardinier, la femme de chambre battaient des mains. Monsieur
Louis oubliait la brûlure de son pied. Mais un jour, prétextant que cela
faisait sale, que la cause était perdue d'avance, Héloïse donna l'ordre au
domestique d'effacer les traces de craie qu'il ravivait chaque matin ; si
le temps permettait à Madame de s'occuper de ses rosés ou de déjeuner sous les
tilleuls.
Le chat de Juliette ne se
trompe jamais de marche, il est pourtant vieux et pelé. Parfois, en partant au
bureau, Monsieur Louis rencontre Juliette sur le palier, le balai et la pelle
dans une main, la poche de sciure de bois dans 1'autre. Monsieur Louis
s'applique à lui sourire, à la rassurer, à lui faire comprendre, à demi-mot,
que c'est sans importance. Il n'ignore pas que les voisins se plaignent, que,
devant eux, Juliette n'hésite pas à malmener son chat en agitant le chiffon à
poussière. Il se peut qu'en cachette elle le prive de lait et de viande,
qu'elle le tire par la queue, lui rompe l'échiné, le martyrise pour de bon.
Mais Monsieur Louis refuse, avec un geste d'irritation qu'il regrette
incontinent, que Juliette s'agenouille pour renouer son lacet.
Si, rentrant un peu plus
tard que d'ordinaire, Monsieur Louis, à cause de l'éclairage défectueux, ne
distingue pas immédiatement la crotte, son cœur se met à battre très fort.
Inédit
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