Dans la lumière boulangère de l’été
Thierry Dessolas
Dès le second jour du voyage, je ne voulus plus quitter la
chambre. Je prétextai des lourdeurs d'estomac, un ventre démesurément gonflé.
Il suffisait d'entendre le boucan à l'intérieur, les gargouillements, un raffut
de tous les diables. J'accusai la morue grillée de la veille, l'huile d'olive
frite.
Thomas n'en attendait pas moins de moi. A Grenade et
Florence, j'avais déjà horriblement souffert des dents ; au Caire, à Marrakech,
des coliques me tenaillaient ; je crachais du sang à Amsterdam ; et à Nice,
oui, à Nice, un eczéma on ne peut plus spectaculaire me couvrait le visage et
les mains.
Cette fois-ci, à Lisbonne, malgré d'inavouables efforts, je
compris qu'aucun malaise tangible ne s'installerait. Thomas souleva ma chemise
et, en un clin d'œil, estima que j'étais plus plat que la morue du dîner, fort
succulente, et fraîche, fraîche avant tout, très. Il confondait, bien sûr,
morue et limande. Il n'insista pas. Il sortit, seul.
Il sortit seul chaque jour de la semaine. Jamais je ne
m'étais senti si bien portant. Le soir, il me parlait du Tage, de l'Alfama, du
tremblement de terre, des magasins incendiés, des torsades manuélines, des
couples d'aveugles, du bruit incessant des baisers dans le métro, d'un Jérôme
Bosch, des écuyers de l'arène sur leurs chevaux fringants et des beaux garçons
métis à l'œil oblique.
Il m'achetait du raisin et des biscuits farineux. Il me
plaignait de devoir rester enfermé. Il ne comprenait pas. Il croyait que je
continuais de détester toutes les villes, la foule, les places publiques, les
commerces. Il ne savait pas qu'à force de patience et de réflexion, avec trois
fois rien, quelques planches et des rideaux qui ne servaient plus, j'avais
bâti, en plein air, l'été de mes sept ans, une chambre magnifique, une chambre
orange, celle d'un berger qui deviendrait roi.
Le matin, à Lisbonne, je m'ennuyais. A aucun moment je ne
tentai de retenir Thomas ; passé midi, il eût fallu le pousser dehors. Je
comptai et recomptai les centaines de fleurs de la tapisserie, les milliers de
petits carreaux de la salle de bains. Je fis de la gymnastique, des exercices
de jeunesse, difficiles et douloureux. Je me rasai les aisselles, le pubis, les
orteils. Je ne lus pas, n'écrivis pas.
Dès quatorze heures, le soleil s'infiltrait à travers les
stores dépliés ; il embrasait la chambre ; et mon corps nu, trop pâle, prenait
la couleur des tourtes d'autrefois, d'un pain bien cuit que l'on aimait
caresser, à l'endroit, à l'envers, avant d'y plonger sans regret le couteau.
Interventions à Haute Voix n°19, "Chambres", juillet 1990
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