mardi 10 juillet 2012

Plaidoirie (l'affaire du harpon)

Michel Valprémy



Non ! je ne l'ai pas tuée ou je ne l'ai pas fait exprès. De toute façon elle ne se lavait plus, à peine le dimanche pour la messe. Je ne savais pas que le couteau était rouillé, un opinel à virole n° 8 souvenir de mes vacances de boy-scout. Dans les camps on me désignait toujours pour les corvées de cuissons après nos parties de pêche. J'aimais ça ; c'est déjà loin. Il est vrai aussi que je n'apprécie pas l'eau de Cologne. Mais cette odeur d'anguille pourrie. D'abord je raclais avec la lame. Au début elle riait. Je n'ai pas très bien su. Un matin elle m'a demandé : « Tu me nettoies ma peau de carpe ? » Quand le sang a coulé la première fois... n'allons pas trop vite ! Comprenez bien, Mesdames et Messieurs, je ne lui réclamais pas l'impossible. Je lançais ma canne à pêche dans le salon — c'est notre plus grande pièce —, elle devait attraper l'hameçon avec sa bouche. C'est tout ! Bien sûr je préférais qu'il s'accrochât à ses lèvres. Ce n'était pas obligatoire. Elle avait de belles lèvres comme cette raie que j'avais vue dans l'aquarium de Saint-Malo. Je ferrais, je ne me servais que rarement d'un moulinet, en se débattant elle ondulait jusqu'à moi. Une sirène. Son visage sous le trémail ou l'épuisette me ravissait. Là, c'était bien, j'y arrivais sans problème. Et puis je n'avais pas de nasses assez larges, ça coûtait si cher. Un jeu quoi. Parfois elle pleurait. Je crois qu'elle se forçait un peu. Il faut vous dire, Mesdames et Messieurs, que chaque jour, j'insiste, chaque jour, elle me traitait de maniaque. Ce n'était plus supportable. Ça s'est dégradé la semaine où je lui ai proposé d'organiser un concours de pêche avec ses collègues secrétaires. Un refus net. Vous savez ce que c'est, il faut bien varier un peu. Tout le monde fait ça. Je l'ai lu. Elle ne souriait plus, ne se levait plus, ne se coiffait plus, ne me préparait plus mes sardines fraîches. Rien ! Pour Carnaval j'avais acheté un masque de dauphin, cela aurait été si facile. On ne doit pas laisser un homme comme ça, ce n'est pas vous Messieurs qui me contredirez. Pendant quinze jours. J'avais si mal au... enfin, excusez-moi au... ventre, le matin c'était intenable. Ce n'est pas humain surtout quand on est marié. Donc, elle ne souffrit pas véritablement quand le sang coula. Entre ses jambes comme des ouïes. Elle grimaçait certes, mais ça ressemblait au plaisir. Avec elle qui pouvait deviner ? Ne vous y trompez pas ! Pour moi j'y arrivais mieux, presque tout de suite. Mais ça devenait monotone et le haut de ses cuisses, ses aines ne cicatrisaient pas. Elle ne voulut pas de mes soins. C'est vrai, je vous le jure. J'avais pourtant acheté le nécessaire d'autant plus que la pharmacie se trouve à côté du magasin d'articles de pêche. Je ne voulais pas l'éventrer, tracer seulement un léger sillon de son cou au nombril. Vous savez ces petits poissons qu'on découvre entiers dans l'estomac des brochets. J'espérais toujours. Elle n'a pas accepté. Pendant vingt et un jours. Je collectionnais de nouveaux appâts. On n'a pas le droit de laisser un homme comme ça. C'est après, longtemps après, que j'eus l'idée du harpon.

Minuit n°48, mars 1982

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