samedi 7 juillet 2012

Luc Lauras (2)

Michel Valprémy



Est érotique quelqu'un qui se laisse fasciner comme un enfant par un jeu et par un jeu défendu.
Georges Bataille

   Chaque fois que Luc Lauras m’ouvre la porte de son atelier, j’éprouve toujours le même étonnement (au sens fort classique), étonnement qui laisse le beau rôle à l’admiration tout en m’incitant à opposer une résistance, voire un refus. Il ne s’agit pas pour moi de conserver une position critique impartiale; depuis mes premières rencontres avec le peintre, je sais ce que notre connivence doit au silence et j’accepte volontiers que ma prise de parole soit, entre nous, hors cadre. Pour reprendre les termes d’André du Bouchet, j’ai hâte de tourner très rapidement le dos à la peinture et de m’engager dans la lumière de l’espace qu’elle m’a ouvert
   Etat de la lumière. Illumination. On pourrait à l’extrême en rester là, à cette énergie qui nous irradie, et l’on ne sait si le rayonnement nous charge d’un fluide bénéfique ou s’il contient les germes d’une contamination maligne. Ainsi, entre deux sensations de la lumière, celle d’une agonie, celle d’une convalescence, il est possible d’hésiter ou mieux peut-être de les confondre. En effet, la première impression participe d’une saturation, d’une vibration. On peut parler d’une fièvre de l’éclat.

   Depuis ses débuts, en 1980, et continûment quel que soit le lieu, Luc Lauras aime à proposer des alignements de plâtres ou de toiles avec une prédilection pour le grand carré composé de quatre images de même format. Ce panneau ainsi reconstitué multiplie les combinaisons harmoniques du tracé et de la couleur. Notre lecture initiale, si on suit l’idée de fébrilité, tient à la fois du trouble de la vision et de l’illusion d’optique. Sur cet écran dynamique n’apparaît, d’abord, aucun récit préalable ou en devenir. La stimulation primitive, loin de toute accoutumance, doit être éphémère, un impact dont il nous appartient de suivre, d’analyser ─ ou de rejeter ─ la trace, les promesses. Entre la fixité du panneau ─ ne l’est-il pas fondamentalement? ─ et sa mobilité, entre temps figé et durée fictive se crée un intervalle magique où nous pouvons nous infiltrer, si tenace est notre quête de miroirs, de résonances intimes.
   Aujourd’hui, Luc Lauras semble vouloir négliger la présentation combinatoire ou, plus justement, il cherche à l’adoucir, à se délivrer d’un accrochage dont la répétition systématique, comme immuable, ne manquerait pas d’être assimilée à un maniérisme. Il n’abandonne pas pour au tant sa conception sérielle mais la prive de ses contours, de sa définition même; d’une part il la dissout, l’occulte, suscitant une tension allégorique dans le lieu d’exposition et, aussi, dans la chronologie de sa peinture ; d’autre part il la concentre sur le tableau, unité séparée d’un ensemble, par une juxtaposition nettement articulée, en diptyque, de deux monochromes (rouge et blanc) de surfaces inégales. L’apparition du cadre peint, sensiblement différencié d’une oeuvre à l’autre ─ l’icône supplée l’écran ─ confirme cette nouvelle orientation unitaire. Il n’est pas question d’enclore l’image, de la cerner ou même de la souligner, mais d’entretenir un processus de réverbération qui ne cherche pas à introduire une confusion ou une trop grande limpidité entre le sujet et la matière, qui les spiritualise (les dramatise exceptionnellement) en les unifiant à forces égales, à substances égales.

   Luc Lauras a longtemps utilisé des tons de pastel, singulièrement le rose, le bleu, le jaune. On a évoqué jusqu’à l’écoeurement les layettes, les confiseries de nos enfances et, partant, des balbutiements, un univers en réduction. On a confondu à plaisir naïveté et juvénilité. Sans doute, au départ, Lauras cède-t-il à une nervosité, à une virtuosité excessives, impulsives que confirme une boulimie naturelle, mais, du moins, peut-on se laisser convaincre par le paradoxe d’une incandescente fraîcheur. Si le peintre sait retrouver une candeur primitive, il le fait en conscience, résolument (j’ai pu écrire alors qu’il était coupable de son innocence). Pourtant, si on accepte l’accusation de puérilité qui nous renvoie au bocal de pastilles, de boules de gomme, il est facile d’admettre que seul compte le rayonnement, obsession mentale liée au désir et à l’interdit. Les couleurs fondamentales, qu’elles soient appliquées dans leur brutalité ou soumises aux variations du blanc, synthétisent ─ nous l’avons vu ─ la lumière suivant deux directions, éblouissement ou anémie, qui divergent sans s’opposer car elles tendent vers le même vertige chromatique. La couleur est dans le corps et non pas dans les airs écrit Gilles Deleuze, je dirai que l’œuvre de Luc Lauras témoigne d’un érotisme de la couleur qui reste constant et remarquablement présent dans les dernières sérigraphies très pâles, délitescentes, dans le violent antagonisme des diptyques.

   Luc Lauras a toujours poursuivi une expérience intime de la dualité de l’ombre et de la lumière. En 1980, à la base sous-marine allemande de Bordeaux, espace ténébreux par excellence, l’artiste, en toute liberté, en toute impunité, plaque sur un mur bétonné deux alignements de plâtres colorés. Est-ce un défi? Cherche-t-il à imposer un motif lumineux dans cette cave géante qui ne reçoit, le jour, qu’une lumière rasante et exige, la nuit, une torche ou les phares d’une voiture? Je ne le crois pas. Dans l’affirmative, il faudrait admettre que le peintre se préoccupe de l’embellissement, de la décoration du lieu dont il ignore volontairement l’historicité. Instinctivement Lauras reconnaît ici les éléments métaphoriques de sa biographie, de sa sensibilité, il peut y inscrire le point de repère originel de son univers pictural qu’il ne perdra jamais de vue par la suite, même si, suivant les périodes, il ne privilégie qu’un seul des éléments de base. Il n’est pas surprenant de remarquer qu’à l’occasion de ses premières expositions en galerie, il cherche à recréer, à prolonger cette atmosphère aride et magique en exigeant l’extinction des spots.
   De 1982 à 1984, la dynamique de l’éclairement de la surface peinte, de l’éclairement des toiles et des plâtres entre eux, la présence physique, tactile de la couleur sont prépondérantes, particulièrement séduisantes et séductrices. Le geste pictural, immédiat, développe librement les premiers acquis, joue de l’épaisseur du tracé, de ses empreintes rugueuses (sillons, coulées), se fait chair avec hardiesse et sans doute une maestria feinte. Le plaisir de peindre, la jubilation l’emportent en apparence sur la part d’ombre qui ne se révèle ─ c’est aussi une dis simulation ─ que dans les postures de la figure humaine, ce qui fait dire très justement à Sylvie Couderc que Luc Lauras peint la cruauté dans l’allégresse. Quelques toiles, rares il est vrai, sont déjà traitées en bichromie (dont une en rouge et blanc), mais l’effet kaléidoscopique de leur juxtaposition bord à bord émousse alors la rectitude intrinsèque de chaque oeuvre.
   Après une période extrêmement réfléchie et rigoureuse (les nombreux dessins préparatoires ou définitifs en font foi) concentrée sur les questions d’équilibre du fond et de la forme où les couleurs tendent à ne manifester que leur substance pour suggérer cet espace spirituel dont parlait Matisse, les teintes se durcissent, s’obscurcissent, les plans larges et unis laissent apparaître des transparences, porosité qui éclaire la toile de l’intérieur ou laisse affleurer un envers ombreux.
   En 1987, l’utilisation de la peinture à l’huile entraîne à la réalisation des premiers monochromes dans des tonalités souvent foncées, terreuses jusqu’à très noires qui, tout en maintenant une distribution interne et diffuse de la lumière, font appel, par leur luisance, à l’éclairage électrique. Ainsi, Lauras obtient-il pour lui-même ─ et pour nous spectateurs ─ une immobilité précaire, un équilibre instable dans l’impossible tentative de restitution d’une lumière de la mémoire, dans l’attente de son épuisement. 

   Lauras ne considère la couleur blanche ni comme un champ des possibles ni comme l’aboutissement en territoire neutre d’une multitude de résolutions chromatiques. Le premier monochrome blanc date de mai 88, il ne joue pas, nous le savons, de l’effet de surprise en s’opposant radicalement avec ce qui précède ou en engageant une séquence de repos dans les diverses mutations. Le peintre ne cherche plus à nous soumettre, à nous imposer la source et les vecteurs d’un éclairage qui matérialisait, peu ou prou, un état psychologique, un potentiel émotif momentanés. Nous sommes plus que jamais libres de notre regard. En renonçant aux artifices de la spatialisation, convaincants en leur temps, l’artiste cherche une nouvelle aventure, se met en danger, à nu. Son oeuvre soudain nous semble extrêmement dépouillée, plus simple encore allais-je dire, mais aussi hors de portée, immatérielle et transcendante. La perspective nettement appuyée de l’encadrement ─ en escalier ─ éloigne le sujet, le dérobe et l’abolit accentuant la suggestion d’un passage obligé en vue d’atteindre les confins d’un nouveau monde, des limbes, un lieu d’exil éternel.

   Il faut exalter la couleur et simplifier la forme préconisait Paul Gauguin. Le tracé de Luc Lauras a toujours été sobre, voire élémentaire ─ plus essentiel que fruste. Les figures du début, quelles soient anthropomorphes ou zoomorphes, envahissent la toile, la débordent, la dévorent. Elles prolifèrent à l’envi avant que de larges aplats ne divisent la surface en plans et cernes colorés qui déterminent par contraste profondeur, paysage et volume dans de trop rares sculptures.
   Les personnages sont sexués. Ils désignent le corps du désir, leur intimité réciproque. Ils connaissent la fatigue amoureuse, la courbature, l’anxiété quotidienne. J’ai bu un demi Pontet-Canet, parce que, tant pis, j’ai trois jours à vivre, et il me teint le cerveau en rose, qui pèse et s’endort écrit Catherine Pozzi dans son Journal. Les personnages de Lauras ont des ivresses paresseuses, ils s’assoient pliés en deux, se couchent, ils peuvent dormir debout en de longues siestes où ils flottent, dérivent et chutent. Ils s’agenouillent aussi, prient à l’occasion. La conjugaison du mouvement, sa multiplication incoercible d’une œuvre à l’autre confinent à l’inertie, à quelque léthargie désespéré que l’humour, le rire figé de René Crevel, accompagne et souligne.

   Après une étude approfondie, quasiment obsessionnelle, d’une forme féminine académique reproduite à l’infini suivant différentes techniques ─ dessins, peintures, sérigraphies, bas-reliefs en plomb ─ Lauras oriente ses recherches vers une nouvelle symbolisation du corps en utilisant du tissu qui, saisi dans la pâte de la peinture, définit le relief de la forme, son épaisseur, ses contours, ses aspérités et ses ombres infimes. La figure a perdu ses rondeurs, la courbe a cédé devant la pliure mettant un point final, ou une large parenthèse, à la référence matissienne. Certes, avec l’apparition de la droite, d’une géométrie du corps, le peintre tend à exprimer aujourd’hui ce qu’il appelle la tentation de l’abstraction ─ je le lui accorde en principe ─ et il insiste sur la valeur non-figurative des rectangles de tissu. Pour moi, le linge l’a renvoyé aux langes et, simultanément, son geste et sa pensée ont fonctionné suivant ce mécanisme: charpie, bandelettes, linceul, suaire, tombe. Nous sommes en présence de dalles funéraires, au royaume des enfants morts, de l’enfance morte. L’orant est devenu gisant, un animal le veille (comme sur les tombeaux de Saint-Denis), le veille ou l’arrose. Plus que la stèle plate marmoréenne, c’est la mort qui est nommée, la peau usée, crevée de la mort.
   Les deux parties du diptyque ne se rabattront jamais l’une sur l’autre, elles ne coïncideront pas, le rouge (à trop le fixer, il devient noir) et le blanc sont séparés pour l’éternité. Elles expriment une tension verticale qui est une invitation vers le bas, véritable archéologie d’une simple agonie.

Convalescent au lit, ancré de courbature
Je me plais aux dessins bleus de ma couverture.
   Je cite Jules Laforgue pour entendre Luc Lauras m’accuser de poétisation. Peu importe, ma première émotion littéraire, celle qu’on n’oublie pas, resurgit dans l’atelier du peintre, un soir glacial de novembre 83 où je découvrais avec retard une oeuvre déjà féconde. Je compris que toute son existence était consacrée à la résurrection impossible d’une image aux contours simples (La souffrance connaît peu de mots écrit René Char), d’une couleur que la phrase ne sait pas peindre, que le voyage ne restitue qu’en de trompeux mirages, une image, une couleur du dedans, perdues à jamais.


Eighty, A suivre, 2è trimestre 1990

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