Maorie n'a pas pris le
scion d'osier, elle ne sait p&s ce qu'elle fait. De toute façon les oies
connaissent le chemin des chaumes, elles se dandinent en file indienne sur
l'étroit sentier bordé de noisetiers, cancanant à l'envie. De temps à autre,
sans interrompre la marche, un long cou disparaît sous un buisson de ronces à
la recherche d'une herbe rare. Le jars réprimande la gloutonne en la mordant
avec obstination et, d'un orgueilleux dépit, lâche sa merde verte. Marie
sourit, plaque en vain de la paume une mèche de cheveux que le vent dérange.
Marie ne pense à rien de précis, elle suit son troupeau, prend garde de ne pas
rouler sur une branche morte, de ne pas buter contre la saillie d'un silex.
Assise sur une souche près
du ruisseau aux écrevisses, les pieds dans le courant, Jeanne attend Marie. Jeanne
travaille à la ferme des Bernichaud qui l'ont élevée et qui, depuis qu'elle est
en âge de travailler, c'est-à-dire depuis ses six ou sept ans, se remboursent
de lourds sacrifices en lui confiant les besognes les plus éreintantes. Jeanne
repose son dos bossu, les gerbes et fagots peuvent attendre, personne ne la
surprendra ici. Elle gratte ses jambes avec la pointe de sa faucille, dessine
sur sa peau des zébrures blanchâtres et croûteuses. Jeanne attend Marie en
agitant ses orteils dans l'eau qui, autrefois, était si claire, si
transparente.
Jeanne et Marie ne
s'embrassent pas, ne se serrent pas la main, il y a trop longtemps qu'elles se
connaissent. Elles parlent des oies, de la luzerne et du bois qu'il faut
rentrer avant la mauvaise saison» Jeanne se plaint des nouveaux fermiers, les
jeunes de la ville qui ont racheté la Terre Carrée , abattu les arbres et fait brûler la
lande aux genévriers : "C’est fini le bon temps, ils vont tout
amocher, on ne reconnaîtra plus le pays !" Marie hausse les épaules,
retire un de ses peignes pour discipliner la mèche rebelle. Jeanne continue de
marmonner en accrochant la faucille à sa ceinture. Marie finit par dire qu'elle
ne pense plus au bon temps, qu'ils peuvent bien faire ce qu'ils veulent avec la Terre Carrée , la
lande aux genévriers, qu'ils peuvent mettre le feu aux bois, aux vignes et même
au village et qu'elle, la
Jeanne , elle peut brûler avec. A son tour Jeanne hausse les
épaules, charge les gerbes sur son dos : "Marie je ne t'ai jamais vue
dans cet état, tes yeux on croirait des clous!" Marie répète qu'elle veut
tout oublier, qu'elle ne demande rien à personne. Jeanne n'ose plus parler des
magazines que Marie lui porte chaque semaine. Jeanne les dissimule "contre
son poitrail" et, dans la remise qui lui sert de chambre, en cachette des
Bernichaud, elle regarde les images des réclames, de la mode et du roman-photo.
Marie sait ce que Jeanne attend, elle y a pensé tout à l'heure en quittant la
mai son. Elle s'est approchée du buffet, a ouvert la porte, mais au moment de
choisir quelques numéros, ceux qu'elle n'avait pas encore lus, elle a décidé
qu'elle n'en ferait rien.
Depuis quelques jours
Marie n'est pas dans son assiette, elle a l'estomac barbouillé, des aigreurs,
elle ne peut plus boire son verre de lait cru quotidien sans avoir envie de
vomir. Marie ne comprend pas ce qui se passe, elle qui était toujours
d'attaque. Marie se réveille tard le matin, si tard qu'avant-hier le boulanger
était passé. La voisine inquiète, dut forcer sa porte craignant de la trouver
morte. Marie souhaite que ce soit déjà l'hiver, le temps des gelées, elle
resterait assise dans son fauteuil, près de la cheminée, ne sortirait que pour
nourrir les bêtes.
Marie a rejoint ses oies,
Jeanne ne l'a pas accompagnée jusqu'aux chaumes. Marie ne regrette rien, elle
n'a pas envie de parler, d'entendre ces radotages au sujet des nouveaux de la
ville qui, pour sûr, croient en remonter a tous. Marie n'a pas emporté son
tabouret pliant, comme elle dit, c'est la première fois que ça lui arrive. Autrefois
elle s'asseyait dans l'herbe, face au soleil, mais aujourd'hui elle ne peut
plus se relever sans se tenir. Depuis le départ de son petit-fils Marie tourne
résolument le dos au couchant. L'été dernier il se plaisait encore à la rejoindre
et, main dans la main, sans parler, ils admiraient la fin du jour. Marie lit un
feuilleton détachable, l'histoire véridique d'une châtelaine ruinée pour
l’amour d’un va-nu-pieds. De nouveau la mèche est retombée sur son front, Marie
a du mal à suivre les lignes, sa vue se trouble, les mots agglutinés forment
une bouillie incohérente. Marie prend son tricot, les quatre aiguilles un peu
torses. Elle ne sera pas dépourvue de bas. Marie se demande si la châtelaine
retrouvera ses biens et son honneur. Une feuille de noyer se pose sur son bras.
Elle aperçoit derrière la haie des Bernichaud, Jeanne qui fait semblant de ne
pas la voir. Marie n'a plus de laine, elle a sauté quelques mailles. Agacée,
elle tape du pied nerveusement défait son ouvrage qui se dévide dans la
luzerne. Jeanne a disparu, Marie hésite à l'appeler puis renonce, les oies s'égarent
dans le champ voisin, Marie roule sa laine en pelote serrée. Un haut-le-cœur
l'oblige à sortir son mouchoir, elle crache quelques glaires.
C'était dimanche, Marie
préparait le rôti pour la visite des enfants Elle ouvrit le tiroir de la grande
table pour prendre la ficelle de cuisine, il n'en restait qu'un bout trop
court. Elle chercha vainement l’ancien saloir au-dessus de la crédence, dans
les endroits secrets où elle avait l'habitude de cacher ces petits riens dont
on a toujours besoin. Marie disait toujours qu'elle avait de tout pour toute sa
vie.
Inédit
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