dimanche 8 juillet 2012

Les hectares du corps (inédit)

Michel Valprémy


A Suzanne et Albert T.



DECEMBRE 82



Quel chant pour la faucielle plus
loin que le solstice ?


CADASTRE

tes reins creusent d'Automne l'idée aux labours une géante (forme loin des haies) te promet

piquets craquent chair plate boue glacée ton regard et personne proche l'Hiver hâte tes sèves

dru si vite ce champ un Printemps bas-relief vert houleux et l'invite en fusion

l'Eté variété du pain femme mûre récoltée elle plus que naître



Le champ (cadastre dans la valise noire) glisse sous la porte des bureaux.
Expose, explique, développe, décortique ! tu ne peux pas inventer les chiffres. Tu te rends poreux, écoute régulière, ordre des registres» Va blanchir ta nuit, je te souffle !



JANVIER 83
(premières photographies aériennes)



diapositives (un seul regard devant l'ampoule) champ nu brouillard granité sur la terre



un ventre sans cloison (l'opulente promesse)

ta légende et le songe aux circuits de notre œil

quel vent quel sable quelle tourbe effaceront — fard coulant sous le spot direct — l'image millénaire

un tracé de première cellule

— les continents y convergent —

oiseau bordé de blanc que l'avion en réplique imprime



La poignée de la valise noire se disloque. Le rêve pèse. On l'alourdit (photocopies, dossiers, trombones, agrafes, signatures d'encre épaisse). Une à une tu retires en vain les -pi-punaises. On a fiché l'imaginaire»




FEVRIER 83



II pleut. Le géomètre est retardé. Le paysan observe le soleil couchant, le vol des oiseaux, énonce la liste des proverbes météorologiques. Dans nos chambres ("Fusion" avant creuset) nous fixons l'espoir, t'interdisons les justifications. Qui, à la table des réunions budgétaires, lui refuse la moyenne ? Ils ont enlevé la fève de sa part de brioche. Il faut toujours prouver avant d'obtenir les moyens de prouver.


Il souhaite que la concrétisation de ses fantasmes soit communicable à tous. Il le croit. Il ne fera pas de concessions.
Mais.
On ne s'amuse pas avec la terre, la récolte. On ne gaspille pas le pain. L'Original ne gagne pas sa vie. Il se couche parfois à midi l'aube, dort encore à midi.



MARS 83



dans l'orbe satellite le champ poussière, granule, ocelle, papille. A terre figure de proue d'une province (les foules masquées viendront au port).



Abstraction rythmée du corps

Un caillou blanchi, note primaire sur partition serrée, rature claire dans la strophe

Quelques pas d'hommes, technicien de visée

(dés)ordre du décor et du galbe

Graines closes sous le sillon arable (vapeurs au coït du rayon)

le ver hermaphrodite attend son heure



AVRIL 83



Dans la nuit des germinations le chemin de l'étoile est un lit renversé

II dit : "Le champ végète." (double sens des soupirs)



MAI 83



Bordeaux. Parc des Expositions.
Le corps en miniature pourrit, enclos
pour un blanc sarcophage.



LE CORPS STERILE


Le jardinier frappe à sa porte, ôte sa casquette. Il se gratte la tempe droite, de ses doigts tombent des fragments de boue séchée. Elle n'est pas surprise. Depuis le jour des Cendres, le jardinier travaille au fond du potager. Elle l'épie, juchée sur la murette, à demi cachée par le noisetier. Elle lui jette des silex, des lichens, des brindilles épineuses, des crottes de chèvre. Parfois le jardinier sourit.


Elle décroche le loquet, entrouvre son peignoir, appuie ses paumes sur le chambranle de la porte et, au plus vite, laisse le jardinier entrer en elle. Leurs lèvres ne se touchent pas, à plusieurs reprises les fronts se cognent. Ensuite elle lui offre du vin, du pain, de l'ail, refuse un bouquet de crocus et de primevères. Il ne doit pas franchir le seuil de sa maison.


Elle se couche sur la terre fraîchement retournée. Elle veut être mère. Elle regarde le ciel net mais repousse le rêve. Elle regarde le ciel net sans obstination. Elle écoute les pulsations de son ventre, bruits de source, de caniveau, de chasse d'eau, de fleuve fou.


Un nuage oblong, ocre, partage le ciel. Soudain son ventre se tait. Elle tremble doucement. L’intérieur de son corps se résorbe, semble s'évaporer. Sa tête se rétrécit, la jambe gauche s'étire jusque dans la haie de bordure. Il pleuvra bientôt, elle ne distingue plus qu'un mince croissant de bleu. Elle ne peut plus se soulever. Elle attendra son enfant ici, un siècle s'il le faut.


Le jardinier a brisé le manche de sa bêche, les dents du râteau. Il part vers une ville inconnue. Il ne peut rien emporter.
Il pleut depuis quarante jours. Il pleut encore. Elle ne sera jamais mère. De son corps il ne reste qu'un contour distinct. Puis l'herbe efface tout.


Le jardinier a changé de casquette. Il y a quelques lettres dorées cousues sur la visière.



JUIN 83



Un boisseau de blé, quelques signes de notre culture traverseraient les mers, les grands massifs. Utopie en regard de l'acuité des combats politiques et sociaux, en regard des questions de survie ? Offrir certes, que le don ne soit pas dérision, insolence, satisfaction du privilégié.



JUILLET 83



Le monde rural, les associations culturelles et sportives, toutes les ramifications prévues et imprévues participeront au projet initial sans le déborder, sans en détourner l'évolution.
La genèse de la "Femme de blé" n'appartient qu'à lui. Il le sait même s'il ne le dit pas, ne le dit plus. Nous autres, proches ou confidents, nous ne sommes que pièces rapportées, parfois, au meilleur, arcs-boutants. Nous l'avons admis ainsi, dès le départ. Il doit aussi réussir contre nous, conte nos mises en garde, nos atermoiements, nos silences. Nous nous situons souvent en retrait de ses espoirs.



AOUT 83
(Marsaneix)



… déesse de la fécondité. On a régressé vers un inonde irrémédiablement perdu, une fiction tribale. 

Le cortège païen, promenade des fous, se dépouille sur le parvis. L’église abrite le pain sculpté.

" L’Artiste " disent les moissonneurs.



SEPTEMBRE 83



FEMME DE BLE

il s'agit toujours d'une femme d'une femme entre toutes les femmes d'une mère entre toutes les mères d'une fille aux yeux d'amante d'une amante d'une mère

il s'agit toujours de la vie de la vie d'une fille fille verte et claire et brune d'une amante du ciel et de la terre de la vie d'une graine de la terre de la vie de l'eau et du ciel de la vie d'une sève de la vie d'une mère

il s'agit toujours de la mort de la mort d'une fille amante et mère de la mort d'une sève fructueuse de la mort d'une sève épuisée

il s'agit toujours de la naissance de la naissance d'une fille fille de l'amante fille de la mère fille jumelle de la fille fille du ciel et de la terre

il s'agit toujours d'une femme toujours de la vie et de la mort de la naissance toujours d'une femme


Inédit (Ecrits pour Thomasson)


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