Vous avez
souhaité, au début de l'été, un petit reportage sur les rencontres littéraires
de la région*. En manière d'introduction et pour me faire la main, je vous
parlerai d'abord, sur le mode exclamatif, de la splendeur du pays. Oui, comme
la campagne est belle ici ! Quelle variété ! C’est inépuisable. Il
suffit de prendre la route, sans hâte, pour admirer les vignobles nets,
ordonnés — on dirait de l'œuvre d'un coiffeur géant, céleste — les
vallonnements sensuels, les forêts profondes, obscure, les ruisseaux, les
rivières, les châteaux sur les à-pic, les gentilhommières bien cachées, les
toitures des fermes qui penchent jusqu’à terre. J'ai négligé ces merveilles
familières mais, déjà, j'ai longé les rives du Nil, sué dans le dédale de Fès,
respiré les fleurs de l'Alhambra, pleuré — vrai ! — plusieurs fois à
Torcello. Je m'interroge. Vous aurez compris, vous, que je retarde le moment
d'en venir au fait.
Je suis un
homme de théâtre, un théâtre de la tradition lyrique et chorégraphique — le
pire et le meilleur ; en douze années, l'engagement actif dan la création
contemporaine fut rare et timide. Mais, spectateur zélé, souvent enthousiaste,
de nos modernes, j'échappe de justesse au titre peu envié de ringard. Pourtant,
je confesse sincèrement mon incompétence en matière de "performances
poétiques et plastiques". Je sais, pour l'avoir entendu à maintes
reprises, que la règle précisément d'éviter le piège du théâtre. Qu'ai-je
vu ? Des chaises pour un public, une cène couverte, des éclairages, une
sonorisation, des éléments de décor, des accessoires. J'étais en .territoire
connu. La question des applaudissements restait en suspens. On claqua des
mains. Bon. On s'est bien en amusé. Néanmoins, nos jeux dans les bacs à sable
des jardins publics, les tragédies du jeudi dans les greniers, les saynètes du
patronage et les échanges farfelus, les calembours de Moulinier, Dessolas,
Bobillot chez Gibertie en août 85 avaient plus de corps, de bouquet, de
subtilité et moins de prétention. Las ! mon esprit obtus reprend le
dessus, ma postérité est définitivement -ternie.
Jouons
donc — c'est bien mon tour ! — à l'orpailleur enfin récompensé et parlons
de la Déterritorialisation
de Thierry Dessolas. On peut rire de ces petits bouts de phrases découpés,
recueillis ça et là. Il est juste d'en rire, notre vie usuelle, nos pauvre
élans y sont inscrits, un répertoire tout droit sorti des poche du veston de
l'auteur et lu le plus simplement du monde entre deux airs de flutiau. Lucien
Suel parle très justement de "gravité légère". Ce travail — c'est un
travail — plus rigoureux que ce que l'on pourrait croire (voilà bien une
qualité), renferme, ou exhale, une force poétique élémentaire, plus
fondamentale que rudimentaire, doublée, comme on le dit d'une pièce de
vêtement, de ses propres critiques et dérision ("on efface tout, on
recommence"), ce qui, nécessairement, nous émeut.
Je fais
mon mea culpa, je n'ai pu assister à ta deuxième soirée, très percutante
m'a-t-on rapporté, de cette alliance franco-québécoise. Les improvisations de
Robert Gelinas, tonique et "délirant", furent pour moi le dernier
écho de la fête.
L'an passé, le programme de
Saint-Quentin-de-Caplong annonçait une promenade et un petit déjeuner
"littéraires". Je pris la notification au pied de la lettre.
S'agissait-il d'un colloque très doctrinal et trop peu sentimental, en vérité
les rencontres de "25" ne sont pas formelles ; nul ne s'en
plaindra. Les lectures se succèdent sans protocole, au gré des participants.
Quelques pauses permettent à Robert Varlez d'apporter le vin (en
container !), à Françoise Favretto de faire circuler les olives, les
tartines de pâté et diverses nourritures. C'est bien connu désormais :
l'amitié vient en mangeant.
Jusque
très tard — au loin, les chiens aboyaient — on aura entendu la poésie, des
déferlements rauques et autres embardées galactiques d'un Jean-Pierre Espil mi-diable
mi-loup au parler naturel — ne dit-on pas voix blanche — de Jacques Izoard. Le
texte se suffit-il à lui-même ? Doit-on impunément l'enrober d'effets
spéciaux, le mettre expressivement en bouche, en glotte ? La question
reste posée même si pour ma part, j'ai tendance à préférer la plus grande
neutralité au risque de passer, une fois de trop, pour une vieille barbe. Je ne
peux toutefois nier l’existence d'une poésie purement sonore que le rectangle
de la page — l'écrit — est impuissant à révéler. Que serait une partition
musicale ouverte par un mélomane non initié au solfège ?
Avec Cracking
Vocals, Sylvie Nève et Jean-Pierre Bobillot, en vrais professionnels de
l'articulation (leur virtuosité et exemplaire), évoquent une préhistoire
imaginaire, ludique et blessante de la langue. Ils se défendent d'être des
lettristes, ils ont raison. Leur cheminement est parfois ardu (nos borborygmes,
nos balbutiements, l'effort désemparé du bègue), ils débouchent, en tout cas,
en orthodoxie (osons le mot). En on t-ils "parfois assez d'éructer"
comme ils me le confièrent ? On y perdrait.
P.S. 1. Une
écrivaine, une jeune femme blonde et moderne que nous aimons tous, qui connaît
presque par cœur les insultes dues à son rang, titubait sous la lune ;
elle renversa le verre de vin de Jacques Izoard sur la chemise du même Izoard
et, pour finir, me transforma en canasson (une charge de 48000 grammes ). Deux
lettres d'excuses ne suffisent pas ; que sa honte soit publique !
P.S. 2. Qu'il
me soit permis de remercier Sylvie Nève, Jean-Pierre Bobillot, Alban Michel qui
furent mes premiers lecteurs.
*Premières
rencontres internationales d'arts plastiques et de poésie, château de Jumilhac-le-Grand
(Dordogne). Soirée du 18 Juillet 1986.
Les 3èmes
rencontres des amis de "25" à Saint-Quentin-de-Caplong (Gironde).
Soirée du 26 Juillet I986.
Le Dépli Amoureux n°27, septembre 1986
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