Pour Joël
Personnages :
UN VIEILLARD
PREMIÈRE SORCIÈRE-LA
CHRYSALIDE
DEUXIÈME
SORCIÈRE-LA SOURCE
TROISIÈME
SORCIÈRE-LA BACCHANTE
UN TRAVESTI
NARCISSE-ICARE
LES VAGUES (6
JEUNES FILLES)
LUI
ELLE
MÉPHISTO
(Une ère nue, sans relief, sans/décor. Le sol : noir. Tous
les plans verticaux : blancs. Les éclairages libres mais sans couleurs. Au
départ une bande sonore. Successivement, avec quelques surimpressions, chaque
élément très distinct : des huées, des bravo/, une foule scande " DES
PAPIERS POUR TOUS !!!", un martèlement de parade/militaire, des
chants d'oiseaux, Callas dans Obéron, un roulement de vagues, un tocsin,
un silence, un bruit de machine à écrire, un seul coup de, feu, un froissement
amplifié de papiers des cris d'enfants en récréation, Barberian dans Stripsodie,
des ronflements de moteurs, un silence, un extrait de Giselle — deuxième
acte —, une sirène de pompiers, un silence, une alarme différente, un cri de
femme, un silence, quelqu'un compte 1-2-3, 1-2-3, I-2-3, un long silence...
Tous les textes pourront être enregistrés et mimés, dansés, par les acteurs et
danseurs. Il va de soi, donc, qu'on ne tiendra pas nécessairement compte des
diverses directives qui ne sont que des propositions, des suggestions)
UN
VIEILLARD
(II entre, habillé
de noir, traînant une chaise peinte en blanc pour le dossier et noir pour les
pieds. Il marche à pas serrés, installe très méticuleusement la chaise au
centre du plateau, face au public, s'assied avec précaution, les mains sur les
genoux, les jambes jointes. Rien ne se passe. Il regarde fixement la salle avec
une expression triste et compassée. Puis, sans que le visage et le torse
bougent, les pieds se mettent à danser mais, plus qu'une virtuosité rythmique
amusante, ils doivent essayer de raconter une histoire — guignol — comme, par
exemple : une rencontre, un accord, un rejet. Le Vieillard retrouve
ensuite son immobilité) Demain. Je disais ça aussi autrefois, au début. Avant. Du
temps de ma jeunesse. Je ne saurai jamais ce que j'ai raté. Quel fil ai-je
suivi ? Et pourtant.il aurait fallu y croire davantage. Sur le moment Oui,
c'est ça, sur le moment. Ma perfection était là. Bien sûr je l'obtenais par
fragments. Ils ne s'assemblèrent jamais tout à fait. C'était pareil avec les
cubes. Il y avait toujours un défaut dans l'image. Je ne me souviens pas. Non. Je
ne me souviens pas. Ah ! si, peut-être, le jour de la mort de... comment
s'appelait-il déjà ? Un nom ancien je crois. Il voulait voler. Bêtement...
Oui, ce jour-là, parce que j'avais décidé de renaître. Le lendemain. Ce n'était
que l'illusion de ne perdre aucun regard. Je m'appliquais aux détails. J'ai
abandonné par paliers. Ce que j'avais à dire personne n'en voulait. Ils avaient
raison. On n'écoute que l'EX-TRA-OR-DI-NAI-RE (articulé mais à mi voix).Il ne
se passe plus rien.
3
SORCIÈRES (chœur)
(Elles
entrent, jeunes, noires, cheveux défaits, visages naturels, chevauchant des
balais blancs. On peut envisager un autre objet symbolique plus actuel,
aspirateur, antenne de télévision. Parade effrénée autour du Vieillard toujours
immobile. Puis, comme une incantation :) CONTRE TEMPS ET CONTRE-JOUR
CONTRE TOI ET CONTRE TOUT PAS À PAS POLLUELLE PIROFLAMME (Elles poursuivent
leur ronde et reprennent en chœur :)
PREMIERE
SORCIÈRE
(Elles
s'adresseront toujours au Vieillard fixées en triangle autour de lui)
Plus de vin,
ton verre est renversé !
DEUXIÈME
SORCIERE
Plus de
fumée, ta pipe est engorgée !
TROISIÈME
SORCIÈRE
Plus de femme,
on a noué l'aiguillette !
1
On a noué l'aiguillette !
2
Fin du
rêve ! Impasse du songe !
3
Plus
d'adolescents glabres et fessus !
1
Ton futur est
désert !
2
Le présent stérile !
3
Le miroir gelé !
1
Tes pieds ont
fini de danser !
2
Tes mains de
palper !
(Elles
reprennent leur course.)
I,
2, 3 (chœur)
On a noué l'aiguillette !
ON-A-NOU-É-L’AI-GUI-LLE-E-E-E-TTE
3
Tu n'y as vu
que du feu !
1
Tu as noyé ta
mémoire !
2
Demain c'est
toujours trop loin !
3
Demain c'est
toujours demain !
I,
2, 3 (chœur)
Aujourd'hui c'est
trop tard, trop tard ! (Elles s'immobilisent, le visage tourné vers lui,
sans hargne — l'évidence du constat —, lentement le Vieillard lève les bras et
se cache les yeux) TROP- TARD !!!
1
La pupille
est éteinte !
2
Le masque est
fripé !
3
Toutes les
dents de fer !
I
Les glandes
desséchées !
2
Les muscles
ramollis !
3
Les viscères
paresseux !
I
II n'y a plus
d'histoire !
2
Plus
d1élan !
3
(Un murmure)
Même dans la tête !
(Elles sortent
par des coulisses différentes)
UN
VIEILLARD
(II reprend
sa position de départ. Tirant sa chaise il gagne le fond de la scène —
situation excentrée — la dispose comme la première fois mais l'enfourche dos au
public.)
UN
TRAVESTI
(II entre du
côté opposé, en "menées", habillé en Giselle — deuxième acte —parfaitement
imitée mais avec des marques masculines visibles — les poils. Le comique, s'il
a lieu, ce qui n'est pas nécessaire, doit drainer une émotion. Le Travesti
gagne le milieu de la scène. On entend une bordée d'injures et de sifflets. Il
relève son tutu et fuit — image des dessins animés.
UN
VIEILLARD
(II monte sur
sa chaise, pose les mains sur le dossier et se penche en avant.il reste un
instant en suspens et tombe. La chaise se renverse. A terre plus rien ne bouge)
NARCISSE
(Un jeune
homme entre en devant de scène, après la chute du Vieillard, presque
simultanément. Il est uniquement vêtu d'un linge blanc, une sorte de pagne. Il
faut qu'il soit luisant ou mieux, humide, comme s'il sortait de l'eau. Au
départ il se cache les yeux. Danse de Narcisse. Voix off, féminine. Lecture
très lente avec des pauses importantes). Si proche de moi. Presque .Même. Même
dans l'eau mazout. Mon iris noir, soudain. Le destin à portée du regard. J'ai
tout souhaité couché en mon miroir, sur les pavés luisants et l'excrément des
chiens, contre l'eau douce des champs et toutes rigoles, vitrines ou
rétroviseurs... Tout ce temps de première enfance pour biffer le dégoût d'une
écorce de lait, de mou, de gras où la fête était une vitre brisée, le voile
d'un crachat. Ce n'est que plus tard. Je me buvais aux abords du contact sans
vouloir rien éclaircir. Un fragment pour oser. La distance des cils. Bien avant
l'idée du baiser. Pour l'appât du fruit souple, ces lèvres qui se taisent. Qui
me dira mon nom ? Le vrai. Celui que l'on invente. Personne ne m'appela.
J'étais seul aux baignades, sur la cuvette matinale. Je répétais : demain
ça ira mieux, ça ira bien. Il me parlera, je me reposerai de trop d'histoires
inventées, les songes des siestes lentes. Il faut que je me regarde ! Il
faut que je boive ! (II s'immobilise)
UN
VIEILLARD
(Toujours
lentement il se relève, redresse son siège et l'installe le dossier du côté du
public, il s'assied normalement, il regarde donc le fond de la scène)
PREMIÈRE
SORCIÈRE-LA CHRYSALIDE
(Elle a
quitté son balai ou tout autre accessoire. Elle entre en courant traînant une
longue écharpe rouge — plusieurs mètres. Narcisse fuit. Danse de la Chrysalide. Sons :
des froissements de papiers, des craquements d'écorce... etc. Description
aléatoire de la danse : un jeu avec l'étoffe. Le serpent à terre, une
étreinte, un vêtement cachant une nudité, la parade de Salomé, le fil d'Ariane
— la tendant au Vieillard il peut mimer presque sur place la marche de Thésée. Encore,
un drapeau, une banderole... De toute façon en fin de parcours elle s'enroule,
s'enveloppe progressivement dans 1'écharpe ainsi qu'une momie et demeure
debout, inerte. Le bruitage cesse. Des voix de femmes à l'unisson :)
Retarder ma naissance ! Demain sera meilleur, plus chaud. La saison et
l'étoile unies. Pourvu que je ne sèche pas avant de me ré jouir. Mes sœurs me
disent qu’ailleurs, dehors, ce n'est que l'illusion. Par trop de sensations
elles s'éventent. Alors, au zénith d'exister la mort déjà engourdira mes ailes.
Je suis réconfortée au moelleux de ma chrysalide. (Elle tombe à genoux) Il est
tard. J'ai trop attendu. Je ne sortirai pas la nuit et je crains la lumière. Je
me disais : demain sera le bon jour ! (spasmes). Je meurs aveugle et
satisfaite.(Elle se balance régulièrement comme un enfant autistique, un animal
en cage.) Dehors c'était peut-être la pluie, les fleurs fermées, l'air
interdit. Plus loin, j'irai plus vite. Il y a un mystère et j'y serai.( Elle
s'allonge. Un râle doux et prolongé.)
UN
VIEILLARD
(Il se lève,
s'avance vers la chrysalide, se saisit d'un bord de l'écharpe et tire, le corps
roule jusqu'en coulisses. Il pose à terre le tissu qui dessine une sorte de sentier
écarlate. Il se place dessus, au départ, et marche en cherchant son équilibre,
comme un funambule. Arrivé à l'autre extrémité il se retourne en regardant le
chemin parcouru (main en visière). Il respire avec difficulté, essoufflé. Il
s'agenouille tirant à lui l'écharpe par à-coups réguliers. Quand il a fini il
s'éponge le front d'un revers de manche, il se relève péniblement et sort.)
UN
TRAVESTI
(Il entre du
côté où il est sorti, comme la première
fois mais en tutu court de cygne. Mouvements ondulés des bras. Même séquence,
un coup de feu, des plumes volent autour de lui, il joue son drame jusqu'au
bout se couchant comme dans "la mort du cygne". Un autre coup de feu,
il se lève en catastrophe et quitte la
scène au plus vite.)
UN
VIEILLARD
(Il revient
en se frottant les mains avec satisfaction. Tout en se dirigeant vers son siège
il se retourne par intermittences avec un air entendu. Il monte sur la chaise
et mime un envol, d'abord avec les bras puis en levant une jambe. Il s'écroule
et reste inerte dans sa position de chute. Bande son : des cris d'oiseaux.
Un silence.
LES
VAGUES
(Fin de la
bande son. Entrent les vagues. Différentes possibilités de costumes. Maillots
académiques avec des traces de filets et de varechs, costumes 1925 des bathing
beauties. Elles se disposent dans un angle de la scène en un dessin régulier
qu'elles ne quitteront plus. Leur mouvement suffisamment développé pour
symboliser la houle sera répétitif jusqu'à l'agacement pendant toute la scène
d'Icare. Elles feront elles-mêmes leur support musical : percussion des
pieds, martèlements, glissement, ainsi qu'un éventail de gémissements cadencés.
Elles n'illustreront à aucun moment le discours d’Icare.)
ICARE
(Il entre du
côté opposé aux vagues, vêtu comme Narcisse avec des traces de brûlures sur les
épaules et des restes de plumes. Il ne mime ni vol ni nage. Il se précipite au
milieu des danseuses comme vers un refuge, le but d'un long désir. Pendant son
monologue toutes les expressions seront concentrées dans des mouvements
diversifiés de tête et de nuque, voire de torse.) J'ai erré tout hier pour
m'expliquer la terre léchant les murs ocre du labyrinthe. Je suis bien. Je n'enviais
pas les rides soucieuses de mon père. Il répétait tressant les plumes :
demain tu marcheras en liberté. C'était un faux exemple. Il ne savait rien de
moi. Je n'osais plus bouger de crainte d'effacer ses calculs sur le sable. La
nuit dernière j'ai faussé ses mélanges de gommes. Je n'ai connu le feu que pour
m'y brûler. La vitesse fut ma récompense. Je finirai dans l'épreuve des quatre
éléments. Je suis au terme du trajet. Qu’ai-je de meilleur à connaître ? J'ai
voulu mes fièvres solitaires. Isolé je ne me cachais pas. Je n'ai donc rien
choisi. Sirènes vous m'appelez en vain. Vos chants sont coupables. Vous avez
déjà capturé mon père.(Un temps. Est-ce moi qui l'ai tué ?
UN
VIEILLARD
(A ce moment
précis il se ramasse pour se mettre à genoux face au public, les mains sur les
cuisses. Il imitera ostensiblement les mouvements du jeune homme.)
ICARE
(Le monologue
s'est interrompu brièvement pendant le déplacement du Vieillard. Il
reprend :) Et préférer le sel, même dans la couture de mes plaies. Le
soleil disparaît. Dans l'éclair je vais revoir ma vie. J’aurais appris si vite.
Demain je reviendrai pour un autre parcours. (Il sort comme un aveugle.)
LES
VAGUES
(Bande
son : quelqu'un compte 1-2-3, 1-2-3 les vagues se réunissent 2 par 2 et
valsent d'une manière mécanique, sans aucune expression.)
UN
VIEILLARD
(Il se lève,
tire sa chaise au centre des couples, s'assied face au public avec la fixité du
début.)
DEUXIEME
SORCIÈRE-LA SOURCE
(Cheveux
défaits piqués de fleurs, jeune et belle, elle semble chercher quelqu'un parmi
les couples. Des mains elle interroge le vieillard qui ne réagit pas. Elle
hausse les épaules et sort. Les danseuses disparaissent, enlacées.)
UN
TRAVESTI
(II entre
vêtu comme une diva, s'avance, jusqu'à la rampe, salue plusieurs fois répondant
à des applaudissements que l’on n'entend pas, fait un geste de remerciement,
toussote deux doigts sur les lèvres, se concentre... etc. Un léger mouvement de
tête à un chef d’orchestre invisible. Disque de Caillas dans Obéron.
Playback ? impeccable .Soudain le son se dérègle. Désespoir du travesti
qui trépigne et sort.)
UN
VIEILLARD
(II s'est mis
à rire excessivement — muet — en se tapant sur le ventre. Puis il monte sur sa
chaise, s'assied sur le dossier, les coudes sur les genoux, la tête dans les
mains, le rire s'étant transformé progressivement en sanglots.)
TROISIEME
SORCIÈRE-LA BACCHANTE
(Elle entre
masquée — une bacchante .Deux masques dans les mains, un visage de femme, un
visage d'homme. Pendant sa danse elle prend
a partis le Vieillard allant jusqu'à le frapper. Il gardera toujours sa
position initiale. Musique : clameurs des cris d'enfants, Berberian dans Stripsodie,
une œuvre de Ligeti.) Plus de processions, de pèlerinages ! Le corps est
flasque. La vertu a noué ses bandeaux. Pourquoi l'enclos, la cave, pour
jouir ? Toutes liqueurs. Une dérive. L'ivresse de tout dire, tout vivre. Rassemblez-vous
dans les cirques, sur les plages et toutes prairies jusqu'à trembler de vous
comprendre multitude. Une énergie inconnue. L'orgie de vos délivrances. Point
d'augure, de présage ! Que rien ne dure ! Créer et détruire ce qu'on
a créé. Demain n'existe pas. Nous n'adorerons que la force, l'animal. Tous les
instincts. Forniquez sur les fourrures dans l'odeur du musc ! Si vous n'osez
pas buvez de ce vin chaud, croquez ces graines aphrodisiaques, fumez cette pipe
parfumée ! Après, vous saurez qui vous êtes, peut-être.(En hurlant) VOUS
AUREZ VRAIMENT LE CHOIX !!! (Doucement) Vous serez innocents. Pur !
(Elle sort avec précipitation en laissant tomber les masques.)
UN
VIEILLARD
(Il s’éveille
progressivement de sa léthargie, regarde autour de lui comme s'il découvrait un
monde nouveau. Il ramasse précieusement les masques, un dans chaque main, et
court dans la direction de la bacchante. Juste avant d'entrer en coulisses il croise
un couple passant entre Elle et Lui.)
UN
COUPLE
(En croisant
le Vieillard ils s'emparent des masques. Lui, le féminin, Elle le masculin. Ils
s'avancent jusqu'à la chaise, s’assoient dos à dos, le visage tourné vers le
public. Au départ, donc, les deux masques se touchent. Ce sont les personnes
qui parlent, le visage dissimulé.)
LUI
On se dira
demain.
ELLE
On se dira
demain.
LUI
Au fond des
cafés.
ELLE
Tu ne seras
plus en grève.
LUI
J'aurai rangé
mes pancartes, mon masque, mes grenades.
(On entend
une foule criant : "DES PAPIERS POUR TOUS !", un martèlement
de parade militaire, des bruits de luttes. D'abord très présents, puis en
sourdine.)
ELLE
On se
vieillira tranquillement.
LUI
Jusqu'à la retraite.
ELLE
Tu me
couperas encore des roses ?
LUI
Je ne
laisserai pas rouiller mes outils.
ELLE
On n'ira pas
à l'hôpital, dis ?
LUI
S'il le faut
je te ferai moi-même les piqûres.
ELLE
Tu ne
partiras pas.
LUI
Et puis je
reviendrai.
ELLE
Nos enfants
oublieront de venir nous voir.
LUI
On gardera
toujours le même chien bâtard.
ELLE
Le Dimanche
on se promènera dans les rues piétonnières, les parcs, au jardin-public, à la
campagne. On ira peut-être à la mer.
LUI
Mais jamais
au zoo ! (Les clameurs reprennent. Ils crient.)
ELLE
et LUI
Il faut y aller.
LUI
A
demain !
ELLE
A
demain !
(Les clameurs
cessent très soudainement. Les masques tombent lentement.)
LUI
J'ai de
longues questions à te dire.
ELLE
Ne nous
apprenons pas si vite.
LUI
Je te veux un
Dimanche, au matin, fenêtre ouverte.
ELLE
Je ne suis
inquiète que pour toi. M’oublieras-tu avant de me connaître ?
LUI
Tu me
raconteras encore ton premier chagrin, celui du verger détruit.
ELLE
II ne faut
pas me mentir, j'ai déjà si peur, parfois, de la vérité.
LUI
Embrasse-moi !
ELLE
Oui !
(Ils ne
s'embrassent pas.)
LUI
Embrasse-moi
encore !
ELLE
Oh !
oui !
(Ils ne
s'embrassent pas. Face à face ils commencent de se séparer.)
LUI
Restons
ensemble !
ELLE
Je ne bouge
pas de toi.
LUI
Je te
prouverai.
ELLE
Oui, si
calme.
LUI
A
demain !
ELLE
A
demain ! (Ils sortent dans des coulisses opposées)
UN
TRAVESTI
(Il entre
avec un costume rappelant Marilyn Monroë. Musique de boîte de nuit — strip
tease — et commence des effets de boa dans lequel il s'empêtre et tombe. Au
comble du désespoir — on insiste — il arrache sa perruque. La robe glisse aussi
— l'effet doit être rapide. Il est nu. Il ramasse ses effets et sort
calmement.)
MÉPHISTO
(Cris de
sirènes, d'alarmes, d'alertes, de klaxons, trafic des jeunes filles, identiques, neutres + valises, filets à
provisions... etc. Il entre en courant vêtu d'un uniforme symbolisé. Gestes
très chorégraphiés : ordres, circulations, colériques et grotesques.)
UN
VIEILLARD
(Il s'avance avec
peur, la chaise levée et surveillant Méphisto entre les barreaux.)
MÉPHISTO
Approche !
UN
VIEILLARD
Qui ?
MÉPHISTO
L'imbécile !
UN
VIEILLARD
Moi ?
MÉPHISTO
Vos
papiers !
UN
VIEILLARD
J’en ai pas,
MÉPHISTO
Vos
papiers !
UN
VIEILLARD
J'en ai plus.
On veut plus m'en donner. On dit que j'y ai pas droit, on dit que je suis pas
du pays, on dit que je les perds toujours, on dit que je suis trop vieux, que
j'ai les pieds trop larges.
MÉPHISTO
Tais-toi !
UN
VIEILLARD
(Fouillant
dans ses poches.) Mais j'ai ma décoration de premier colporteur ...à l'unanimité.
MÉPHISTO
Alors accroche-la
sur ta manche ! C’est obligatoire ! Et visiblement, sinon je te verbalise.
UN
VIEILLARD
Je l'ai
perdue. Je n'ai plus rien. Je suis usé. Je suis fini.
MÉPHISTO
(Il souffle
dans son sifflet puis regarde autour de lui avec prudence et se met à parler
bas.) Tu sais je peux tout pour toi, t'enlever les contraventions, te faire
poser des prothèses sans aucun frais, t'obtenir un F2 gratis derrière le
périphérique, le droit de manger à toute heure du pain et du chocolat.
UN
VIEILLARD
(Pleurant.)J’ai
perdu ma médaille. A l'unanimité je vous dis.
MÉPHISTO
(Un coup de
sifflet.) Une assurance sur la vie, une voiture d'infirme, un abonnement aux
transports urbains, des tickets de cinéma, de restaurant, une semaine dans une
station thermale, une cotisation à une agence matrimoniale avec remboursement
après 10 échecs, 75% de réduction sur les pompes funèbres.
UN
VIEILLARD
Taisez-vous,
taisez-vous, Monsieur, Monseigneur, Mon Capitaine, Votre Seigneurie, Mon
commandant, Votre Sainteté, Mon Président. Je voudrais seulement, un instant,
un fragment d'instant, je voudrais recommencer, revivre le temps fervent où je
n'avais jamais franchi une frontière, jamais vu une mosaïque. S'il vous plaît,
par faveur, de votre haute bienveillance, en tout espoir de cause, en
confidence, en express et recommandé.
MÉPHISTO
(Un coup de
sifflet) Tu jures en échange de ne vivre que le présent, d’exclure tous les
projets, d'exister sans pause, sans repos, dans la surprise, dans l'immédiat et
pour l'éternité
UN
VIEILLARD
Je vous le
promets. (A part) Je ne/jure jamais.
MÉPHISTO
Jure !
UN
VIEILLARD
Je vous le
promets. C’est pareil ! Vous me donnerez une médaille ?
(Méphisto
donne trois coups de sifflet. Sortie des jeunes filles)
DEUXIEME
SORCIERE-LA SOURCE
(Elle entre
portant une cuvette et un broc, ce dernier sur l'épaule à la manière d'une amphore.
Elle pose la cuvette sur la chaise et la remplit d'eau. Elle s'avance vers le
public s'assied par terre et lisse ses cheveux.)
UN
VIEILLARD
(Il
s'agenouille devant la cuvette et se lave le visage.)
DEUXIEME
SORCIERE-LA SOURCE
J'ai mélangé
à l'eau de la source des fleurs d'amandiers cueillies sous la première lune
rousse. La recette du meilleur baptême. Je ne vieillirai jamais. Je suis
pure pour toujours, fraîche et lisse.
(Un temps.) C'est juste. Mes cheveux sont prêts. L'aube approche là où il n'y a
pas de jour. (Elle se lève et quitte doucement la scène.)
UN
VIEILLARD
(Transformé en
jeune homme.)J'ai peur soudain de tout ce séisme en moi. Cet étrange
glissement. Il faut attendre. Il faut que je me repose.
MÉPHISTO
(Un coup de
sifflet.) Tu as juré.
UN
VIEILLARD
Je veux dormir.
MÉPHISTO
Tu as promis.
UN
VIEILLARD
Je vais
prendre le temps.
MÉPHISTO
(II
s'époumone dans son sifflet.)
UN
VIEILLARD
Demain !
Inédit, 1980
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.