pour Elle
La mère de Léo n'est pas vieille. Elle n'est pas
grande. La mère de Léo est belle, souvent très belle. Léo rêve de sa mère. Léo,
elle, est très grande (belle aussi et jeune encore), plus grande que moi, beaucoup
plus grande que moi. Mais je n'ai rien à faire dans cette histoire ou si peu. C'est-à-dire
que Léo rêve chez moi. Léo rêve de sa mère dans le lit de ma grand-mère. Ma
grand-mère n'a rien à faire dans cette histoire. Elle est morte. Elle n'est pas
morte dans le lit où rêve Léo. Elle est morte dans un autre lit. C'était peut-être
le même lit, on l'avait alors changé de place. Il y a longtemps que je n'ai pas
rêvé de ma grand-mère, mais ça n'a pas d'importance dans cette histoire. C’est
Léo qui rêve de sa mère. Je ne connais pas sa mère. Léo aime beaucoup sa mère.
Je connais Léo depuis très peu de jours. On a grandi ensemble séparément. Ça ne
s'explique pas. La mère de Léo fait l'amour. Elle vient de faire l'amour, elle
a fini de faire l'amour. Sur son cou une veine bat très fort, très lentement. Elle
a fait l'amour dans un lit bateau. Ce n'est pas une image. C'est vraiment le
nom du lit. Le même lit que celui de ma grand-mère, celle qui est morte. L’homme
avec qui la mère de Léo a fait l'amour est grand et jeune, beaucoup plus jeune
qu'elle. Il a peut-être l'âge de Léo. Il est hors de question que ce jeune
homme soit moi. Je suis beaucoup plus petit que tout le monde ici. Léo ne
distingue pas le visage du jeune homme. Il ne faut rien en déduire. Il n'a pas
de front, de bouche, de regards mais, on sait, Léo sait, qu'ils existent
parfois, pendant l'amour ou certains matins juste après la brume. Léo
dans sa tête répète : "II est cajoleur il est cajoleur." Sa mère
ne lui a rien dit. La tête du jeune homme repose sur le sein gauche de la mère
de Léo. Le jeune homme est blond. Léo pourrait le jurer. Léo voit le sexe du
jeune homme long et fin, elle ne peut rien ajouter. Le lit ne tangue pas. Il
est au milieu d'un champ de blé très vaste, sans arbre, sans haie, sans
muret et il ressemble au champ de blé de ma grand-mère. Du blé à perte de vue,
coupé. Léo imagine la mer, très loin, sur la gauche. Elle respire très fort. Il
n'y a pas d'odeur. Ni l'odeur de l'amour ni l'odeur de la mer. La mère de Léo a
disparu, elle a fondu dans les draps et le blé. Elle n'est pas morte, elle a
fondu. On ne la reverra plus, c'est impossible, ça va trop vite. Léo est nue,
couchée sur le blé. Il n'y a pas de griffures sur son corps. Elle n'a pas de
cheveux, pas de poils, pas la moindre touffe. Aucune ombre sur son corps. Elle
est partie il y a longtemps. Il faisait froid. C’était sans doute en février.
Elle ne se souvient de rien ou d'un grand feu, d'une sculpture cassée, d'un feu
surtout. Le jeune homme se lève. On ne voit plus son sexe, mince et long. Il
s'avance vers elle, il tend la main vers elle. Il va la toucher. Elle ne sait
pas si elle a vraiment envie qu'il la touche. Elle n'a pas peur. Il va la
toucher. Une plume ne passerait pas entre leurs peaux. Elle ne va pas crier. Les
doigts du jeune homme se fendillent, se cassent et tombent, un à un, dans le
blé coupé. Tout le champ s'embrase, jusqu'à la mer que l'on ne voit pas, que
l'on n'a jamais vue. Léo sourit.
Inédit, septembre 1982
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